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LETTRES SUR LA CRUAUTÉ

déchirement charnel. Et philosophiquement parlant d’ailleurs qu’est-ce que la cruauté ? Du point de vue de l’esprit cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue.

Le déterminisme philosophique le plus courant, est, du point de vue de notre existence, une des images de la cruauté.

C’est à tort qu’on donne au mot de cruauté un sens de sanglante rigueur, de recherche gratuite et désintéressée du mal physique. Le Ras éthiopien qui charrie des princes vaincus et qui leur impose son esclavage, ce n’est pas dans un amour désespéré du sang qu’il le fait. Cruauté n’est pas en effet synonyme de sang versé, de chair martyre, d’ennemi crucifié. Cette identification de la cruauté avec les supplices est un tout petit côté de la question. Il y a dans la cruauté qu’on exerce une sorte de déterminisme supérieur auquel le bourreau suppliciateur est soumis lui-même, et qu’il doit être le cas échéant déterminé à supporter. La cruauté est avant tout lucide, c’est une sorte de direction rigide, la soumission à la nécessité. Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de conscience appliquée. C’est la conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un.

DEUXIÈME LETTRE

Paris, 14 novembre 1932.
À J. P.
Cher ami,

La cruauté n’est pas surajoutée à ma pensée ; elle y a toujours vécu : mais il me fallait en prendre conscience.