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42 LES TRAGIQUES. Lors on peut voir coupler troupe de laboureurs,

Et d’un soc attaché faire place en la terre

Pour y semer le blé, le soutien de la guerre ;

Et puis, l’an ensuivant, les misérables yeux

Qui des sueurs du front trempaient, laborieux

Quand, subissant le joug des plus serviles bêtes,

Liés comme des boeufs, ils se couplaient par têtes,

Voyant d’un étranger la ravissante main

Qui leur tire la vie et l’espoir et le grain.

Alors, baignés en pleurs, dans les bois ils retournent ;

Aux aveugles rochers les affligés séjournent ;

Ils vont souffrant la faim, qu’ils portent doucement,

Au prix du déplaisir et infernal tourment

Qu’ils sentirent jadis, quand leurs maisons remplies

De démons acharnés, sépulcres de leurs vies,

Leur servaient de crottons, ou pendus par les doigts

A des cordons tranchants, ou attachés au bois

Et couchés dans le feu, ou de graisses flambantes

Les corps nus tenaillés, ou les plaintes pressantes

De leurs enfants pendus par les pieds, arrachés

Du sein qu’ils empoignaient, des tétins asséchés ;

Ou bien, quand du soldat la diète allouvie

Tirait au lieu de pain de son hôte la vie,

Vengé, mais non saoulé, père et mère meurtris

Laissaient dans les berceaux des enfants si petits

Qu’enserrés de cimois, prisonniers dans leur couche,

Ils mouraient par la faim : de l’innocente bouche

L’âme plaintive allait en un plus heureux lieu

Eclater sa clameur au grand trône de Dieu,

Cependant que les Rois, parés de leur substance,

En pompes et festins trompaient leur conscience,

Étoffaient leur grandeur des ruines d’autrui,