Page:Aubigné - Les Tragiques, I. Misères, éd. Bourgin et al., 1896.djvu/67

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Et le meurtre public ont le nom de Justice.
Les belistres armez ont le gouvernement, [1]
220Le sac de nos citez ; comme anciennement [2]
Une croix Bourguignonne espouvantoit nos peres,
Le blanc les fait trembler, et les tremblantes meres
Croullent à l’estomac leurs pouppons esperdus [3]
Quand les grondans tambours sont battans entendus.
225Les places de repos sont places estrangeres,
Les villes du milieu sont les villes frontieres,
Le village se garde, et nos propres maisons [4]
Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.
L’honorable bourgeois, l’exemple de sa ville, [5]
230Souffre devant ses yeux violer femme et fille [6]
Et tomber sans merci dans l’insolente main [7]
Qui s’estendoit n’a-guere à mendier du pain ;
Le sage justicier est traîné au supplice.
Le mal-faicteur luy faict son procès ; l’injustice
235Est principe de droict ; comme au monde à l’envers


222. Les pitoiables meres A. || 223. Pressent à l'estomach leurs enfans esperdus AT. || 224. Quand les tambours françois sont de loin entendus A.

  1. 219. Belistres semble retenir ici (cf. v.232) le sens de mendiant, qui est le sens étymologique (bettler). — Le gouvernement, le sac. Entendez : le gouvernement, c’est-à-dire le sac.
  2. 220. Anciennement. D’Aubigné fait ici ancien de trois syllabes. Ailleurs, v.1075, il le fait dissyllabique. Sur ces hésitations, cf. les témoignages des grammairiens dans Thurot, I, 538.
  3. 223. Croullent. Ce verbe (lat. corrotulare) signifie : remuer, branler, secouer. Malherbe en condamne l'emploi actif. (Brunot, La doctr. de Malh., p.428). Il y a peut-être là un souvenir de Virgile, Aen., VII, 518 : « Et trepidae matres pressere ad pectora natos. »
  4. 227. Places de repos. Les places, auxquelles leur position au centre du royaume assurait sécurité et repos, souffrent de la guerre intestine, qui est partout, et sont traitées par les soldats du pays en villes étrangères.
  5. 229. Ville rime avec fille pour l’œil seulement. Pas plus qu’aujourd’hui, la prononciation n’autorisait cette rime. Cf. Thurot, II, 293 et 304.
  6. 230. Cf. pour l’idée, II, 75, Le Caducée : « Nous avons considéré ces Églises, les Ministres aux feux, les femmes et les filles violées devant les yeux des pères, et en un mot un déluge de sang par toute la France. » Sur l’emploi de souffrir suivi de l’infinitif sans préposition, cf. Darm. et Hatzf., p.267, et Schüth, p.59.
  7. 230-231. Remarquez l’anacoluthe, femme et fille étant à la fois régime de violer et sujet de tomber.