Aller au contenu

Page:Aubyn - Le docteur Jekyll et M. Hyde, Le film complet, 1922.djvu/5

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

La jeune fille ne put réprimer un soupir de désappointement.


« Avez-vous vu Franck ? » demanda Maud.

Et elle donna l’ordre de servir sans plus attendre.


Après le dîner, les hommes demeurés seuls dans la salle à manger autour des liqueurs et des cigares, la conversation vint rapidement à rouler sur le jeune médecin.

— En vérité, disait lord Carew, j’admire Frank, mais en même temps il m’intrigue profondément. C’est toujours pour moi un sujet de stupéfaction de rencontrer un homme aussi totalement dépourvu de défauts. Certes, j’en suis enchanté pour le bonheur futur de ma fille, bien qu’il ne soit pas toujours bon qu’un homme n’ait pas un peu vécu avant le mariage, que diable ! Mais il y a des moments où je parierais presque que notre ami n’est pas aussi vertueux qu’il veut bien le paraître, et qu’il cache son jeu.

— Et vous perdriez sûrement, repartit John Utterson. Pour des raisons… personnelles, j’ai cherché un moment à prendre Jekyll en défaut. À son insu je l’ai, je le confesse avec quelque honte, longuement et étroitement surveillé. J’en ai été pour mes frais. Sa vie privée est au-dessus de tout soupçon. Et mon enquête n’a fait que consolider mon amitié et mon admiration pour lui.

— Et votre avis, à vous, Lanyon ? reprenait lord Carew.

— Mes conceptions scientifiques différent totalement des siennes. Je suis un positif, lui un idéaliste. Mais je n’en respecte que davantage son caractère. Frank possède certainement la plus belle âme, la plus haute, la plus noble que l’on puisse rencontrer.


Dolorès était précisément en scène.

— C’est égal. L’occasion, dit-on, fait le larron, et, puisque nous en parlons, je ne serais pas fâché de mettre une fois à l’épreuve mon futur gendre. S’il y succombe, mieux vaut, ma foi, que ce soit avant le mariage qu’après…


Tandis que la discussion se poursuivait ainsi, Jekyll, après avoir enfin pu s’arracher à ses chers malades et être passé chez lui pour une rapide toilette, s’inclinait devant Maud, la priait tendrement de l’excuser, puis allait rejoindre lord Carew et ses hôtes dans la salle à manger.

— Ah ! voici enfin Frank, s’écria celui-ci. Asseyez-vous, cher ami, et venez faire honneur avec nous à cette vieille fine… Les oreilles ont dû vous tinter singulièrement ce soir ?

— Non, je vous avoue. Pourquoi donc ? repartit Jekyll en souriant et en portant à peine à ses lèvres le verre que son futur beau-père venait de lui verser.

— Parce que nous étions en train de parler de vous, Frank, et de l’existence à laquelle vous vous astreignez et qui vous absorbe au point que vous avez dû nous priver du plaisir de vous avoir, tantôt, autour de cette table…


L’homme eut un clignement d’yeux.

— Ce dont je vous prie encore de bien vouloir m’excuser…

— Vous êtes tout excusé, mon cher ami, et là n’est pas la question. Mais, à sacrifier ainsi toute votre vie à soulager les misères des autres, à vous oublier vous-même, ne craignez-vous pas, à la fin, de négliger par trop l’épanouissement de votre propre individu ?