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inopinée qu’il avait dû faire, puis ce furent de nouvelles alternatives pendant lesquelles, Hyde la nuit, il redevenait Jekyll le jour, mais un Jekyll déprimé chez qui s’émoussaient l’activité et les brillantes qualités de naguère, et qui demeurait de plus en plus à l’écart de ses amis et de Maud.

Il ne perdait cependant pas le sens des réalités. Il réfléchit, quelque intime conviction qu’il eût du contraire, qu’un accident pouvait se produire dans l’affreuse existence en partie double qu’il menait, qu’il devait envisager malgré tout la terrible hypothèse où, par quelque caprice de la nature, de Hyde il ne pourrait plus redevenir lui-même. Et pour se garder contre toute éventualité, il se préoccupa de parer tout au moins aux conséquences matérielles qu’entraînerait pour lui une pareille catastrophe. Il convoqua donc un jour son notaire, ses deux amis le Dr Lanyon et John Utterson, et rédigea comme suit ses dernières volontés :

« Si je venais à mourir ou à disparaître, je désire que dans un délai de trois mois révolus tous mes biens, de quelque nature qu’ils soient, passent à mon ami Edward Hyde qui réside dans ma maison. »

Lanyon et Utterson se regardèrent effarés en entendant la lecture de cet étrange testament sur lequel leur ami leur demandait d’apposer leurs signatures en qualité de témoins. Sur les instances de Jekyll, le premier s’exécuta, de mauvaise grâce, mais le second s’y refusa énergiquement. Pour obéir à son maître, ce fut Jack qui le suppléa.

— Mais qui donc, enfin, demanda Utterson, est ce Hyde que vous traitez avec une pareille largesse ? On parle déjà dans le quartier de cet individu bizarre et sinistre auquel vous donnez l’hospitalité.

— C’est là, repartit Jekyll, une question personnelle. Excusez-moi de ne pouvoir vous donner d’explications. Qu’il vous suffise de savoir que mon ami Hyde m’a jadis rendu un très grand service. Et s’il m’arrivait malheur, je compte que mes dernières volontés seraient respectées.

John Utterson n’insista pas. Mais, profitant de ce qu’il avait occasion de causer avec son ami, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, et poussé par l’affection sincère qu’il avait vouée à Maud Carew depuis qu’il avait dû renoncer à son amour, il prit Jekyll à part :

— Avez-vous donc oublié Maud Carew ? lui demanda-t-il amicalement. Je l’ai vue bien souvent tous ces temps derniers. Elle ne formule pas une plainte, la pauvre petite, mais elle souffre atrocement de votre éloignement inexplicable. Elle me disait hier encore qu’il y a plus de quinze jours qu’elle ne vous a vu et ne pouvait retenir ses larmes. Allez la voir sans tarder, croyez-moi, pour elle comme pour vous. Vous me semblez avoir besoin en ce moment d’une douce et salutaire influence. Vous paraissez traverser une crise due probablement au surmenage, mais qui n’est pas, je vous assure, sans nous inquiéter, Lanyon aussi bien que moi.

Le jeune homme le remercia affectueusement :

— Mais je n’ai rien, ajouta-t-il, mon cher ami, rien qu’un peu de surmenage, comme vous l’avez remarqué. J’ai trop travaillé tous ces mois-ci et je m’en ressens probablement. Dites bien à Maud de ne pas s’inquiéter, que j’irai la voir très prochainement, et que rien de mes sentiments n’a changé.

En disant ces mots Jekyll sentait qu’il s’abusait lui-même. Quand ses amis l’eurent quitté, il tomba dans une profonde tristesse. Puis, brusquement, comme l’homme qui prétend aller chercher dans la boisson l’oubli de ses peines, il porta à ses lèvres la fiole fatale.

Et ce fut encore pendant quelques jours le déchaînement des pires instincts parmi lesquels grandissait peu à peu la cruauté dont il faisait Dolorès la victime. Il s’amusait maintenant à lui faire subir toutes sortes de privations. Elle était épuisée, malade de cette effroyable emprise contre laquelle elle n’avait pas la force de se débattre. Le moment vint enfin où, après quelques dernières brutalités, il jeta sur le palier ses quelques hardes et, lui montrant la porte, lui enjoignit de partir sur-le-champ :

— Mais où voulez-vous que j’aille maintenant, malade, sans ressources ? suppliait la malheureuse. Je ne peux pas me traîner…

— Eh ! que m’importe. J’ai assez de toi. Je ne veux plus te voir. Va-t-en.

Et comme elle faisait encore un geste implorant, d’une secousse il la poussa dehors. Elle tomba. Il ricana en voyant qu’elle s’était blessée au front, ferma la porte à double tour, enjamba son corps et s’en fut en chantonnant.

Mais le lendemain, redevenu lui-même, il sentit pour la première fois monter en lui un insurmontable dégoût de l’indigne existence qu’il menait dans son état second. Et ce fut pour lui la révélation brutale de l’erreur qu’il avait commise. Il avait voulu empêcher l’âme d’être souillée par la satisfaction des mauvais instincts. Et il n’était arrivé qu’à développer jusqu’au paroxysme, chez l’être infâme qu’il avait créé et qui était encore lui-même, ceux qui pouvaient sommeiller naguère au fond de sa nature. Bien plus, dans cet être se déchaînait une folie de perversité qui n’avait certes jamais été en lui. Il avait supprimé le contrôle de l’âme et de la volonté sur la satisfaction de l’instinct. Mais, contre ses prévisions, il ne pouvait pas, revenu à son état premier, ne pas se sentir déchu. Cela était d’ailleurs préférable ainsi. Ayant conscience du désastre, il pouvait essayer de l’enrayer. Il résolut de s’arrêter sur l’effroyable pente où il glissait. Maud seule pouvait le sauver.

Il lui fit la surprise de se présenter à l’improviste chez elle. Elle sembla défaillir de joie à le revoir, à l’entendre s’excuser tendrement d’une apparente négligence, l’assurer de ses sentiments plus vivaces que jamais. Ce fut une période heureuse pendant laquelle, sous l’influence de sa fiancée, Jekyll se sentait renaître.

Mais ce répit ne fut pas de longue durée. Un soir, après le dîner, les deux jeunes gens se trouvaient isolés dans un petit salon. Ils s’entretenaient gaiement, tendrement, d’une prochaine réalisation de leurs projets d’avenir. Brusquement, les yeux de Jekyll s’étaient fixés sur la nuque de sa fiancée qui avait un moment incliné la tête et brutalement, sauvagement, il saisit la jeune fille entre ses bras et l’attira à lui. Puis, hagard, tout à coup désespéré, affolé de honte, il se précipita vers la porte pour fuir, comme un misérable. Il osa cependant se retourner avant d’un franchir le seuil… Sa fiancée n’avait pas fait un mouvement ; elle le regardait, pétrifiée, la figure noyée de tristesse. Il baissa la tête, revint lentement vers elle, joignant les mains dans un geste d’imploration, la suppliant de lui pardonner une minute d’inexplicable égarement. Sans mot dire, elle lui tendit son front, le fit rasseoir auprès d’elle. Mais, quoi qu’ils fissent, une inexprimable angoisse était sur eux.


III


La scène qui s’était si rapidement déroulée chez lord Carew devait marquer pour Franck Jekyll le prélude d’une nouvelle chute, plus profonde encore. Il se sentit perdu, puisque la résolution qu’il avait voulu prendre de renoncer dorénavant à son néfaste dédoublement n’avait eu pour résultat que de le ravaler un instant et en son état normal au rang d’une brute ignoble ; il avait espéré abolir ce Hyde infâme qu’il avait créé, et Hyde se vengeait en prenant possession de lui. Il en avait reçu ce soir le premier avertissement en se livrant, sous la force d’une irrésistible impulsion, à cet acte de bestiale brutalité envers l’être