Page:Audoux - De la ville au moulin.djvu/178

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Maintenant que j’ai pris mon billet pour Paris, maintenant que je sais mon départ certain, mon cœur s’emplit de ressentiment contre Valère. Il faut qu’il me voie passer avec cette valise à la main. Il faut qu’il sache tout de suite que je me sépare de lui. Et si, à mon tour, je peux le faire souffrir un peu, il me semble que je partirai avec moins de regret.

Mêlée à d’autres passantes, je m’arrête devant le beau magasin. Valère est là, justement. Il incline sa haute taille devant deux jeunes femmes qui lui parlent avec volubilité. Il leur sourit aimablement mais je vois qu’il fait effort pour cela. Ses yeux sont inattentifs, et son teint a la pâleur maladive d’autrefois.

Toute ma rancune fond à la tristesse de ce visage. Et, au contraire de l’instant d’avant, je crains d’être aperçue. Je m’efface et m’éloigne, et c’est avec un amour plein de pitié que je dis à celui que j’abandonne :

« Passe encore cette journée dans l’ignorance de mon départ. Cette nuit, si tu le peux, va dormir hors de ta maison afin de retarder la mauvaise nouvelle, car ton amour pour moi n’est qu’égaré, et parce que ton âme est toute pareille à la mienne, la souffrance ne te sera pas épargnée plus qu’à moi. »