Page:Augier - Théatre complet, tome 5, 1890.djvu/257

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nous n’aurons pas parlé d’amour. La belle collaboration ! le beau chef-d’œuvre !

Marguerite.

Est-ce que vous tenez à faire un chef-d’œuvre ?

Raoul.

Point ; mais à collaborer. Quel plaisir plus divin qu’une conversation d’amour ! Ô Juliette ! pourquoi pensez-vous que le bon Dieu ait fait le soleil, les bois et le dimanche, sinon pour que deux jeunes gens marchent sur l’herbe et baissent les yeux en se disant qu’ils s’aiment ? Oh ! la belle chose que l’amour !

Marguerite.

Oui, le dimanche, comme vous le dites ; mais le reste de la semaine, on n’en sait quoi faire. Est-ce que vous oubliez, par hasard, que je travaille du matin au soir ? Écoutez-moi, et, une fois pour toutes, je vous dirai là-dessus ma façon de penser. Ne vous semble-t-il pas que ces belles dames, ces jolis petits messieurs, qui ont sans cesse ce mot charmant d’amour sur les lèvres, passent leur vie dans un désœuvrement tout royal, et que ce sont les plus habiles gens du monde à ne rien faire ? C’est pour eux que l’amour a été inventé ; car, sans lui, que deviendraient-ils ? Ils ont besoin de rêver pour ne pas dormir ; et plus ces rêves sont variés, nouveaux, plus ils les chérissent ! Sans quoi, ils périraient d’ennui un beau jour, entre deux coups de lansquenet. Moi, je vais en journée, je taille des robes, je raccommode de la dentelle… Vous comprenez que, si j’ai autre chose en tête, je vais broder de travers ou me piquer les doigts. Ah ! si j’avais dans le cœur un sentiment bien vrai, je ne dis pas, ces choses-là ne sont pas gênantes ; mais vos amourettes ! non, mon voisin, je n’ai pas le temps. Il faut que je pense