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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/377

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avec vous qui êtes la vérité[1]. » « Et je ne veux pas me tromper moi-même, de peur que mon iniquité ne mente à elle-même[2]. » « Non, je ne conteste pas avec vous ; car si vous pesez les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra tenir[3] ? »

Chapitre VI.

enfance de l’homme ; éternité de dieu.

7. Mais pourtant laissez-moi parler à votre miséricorde, moi, terre et cendre. Laissez-moi pourtant parler, puisque c’est à votre miséricorde et non à l’homme moqueur que je parle. Et vous aussi, peut-être, vous riez-vous de moi ? mais vous aurez bientôt pitié. Qu’est-ce donc que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici, en cette mourante vie, ou peut-être cette mort vivante ? Et j’ai été reçu dans les bras de votre miséricorde, comme je l’ai appris des père et mère de ma chair, de qui et en qui vous m’avez formé dans le temps ; car moi je ne m’en souviens pas.

J’ai donc reçu les consolations du lait humain. Ni ma mère, ni mes nourrices ne s’emplissaient les mamelles : mais vous, Seigneur, vous me donniez par elles l’aliment de l’enfance, selon votre institution et l’ordre profond de vos richesses. Vous me donniez aussi de ne pas vouloir plus que vous ne me donniez, et à mes nourrices de vouloir me donner ce qu’elles avaient reçu de vous ; car c’était par une affection prédisposée qu’elles me voulaient donner ce que votre opulence leur prodiguait. Ce leur était un bien que le bien qui me venait d’elles, dont elles étaient la source, sans en être le principe. De vous, ô Dieu, tout bien, de vous, mon Dieu, tout mon salut. C’est ce que depuis m’a dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs. Car alors que savais-je ? Sucer, savourer avec délices, pleurer aux offenses de ma chair, rien de plus.

8. Et puis je commençai à rire, en dormant d’abord, ensuite éveillé. Tout cela m’a été dit de moi, et je l’ai cru, car il en est ainsi des autres enfants ; autrement je n’ai nul souvenir d’alors. Et peu à peu je remarquais où j’étais, et je voulais montrer mes volontés à qui pouvait les accomplir ; mais en vain : elles étaient au dedans, on était au dehors ; et nul sens né donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi je me démenais de tous mes membres, de toute ma voix, de ce peu de signes, semblables à mes volontés, que je pouvais, tels que je les pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. Et quand on ne m’obéissait point, faute de me comprendre ou pour ne pas me nuire, je m’emportais contre ces grandes personnes insoumises et libres, refusant d’être mes esclaves, et je me vengeais d’elles en pleurant. Tels j’ai observé les enfants que j’ai pu voir, et ils m’ont mieux révélé à moi-même, sans me connaître, que ceux qui m’avaient connu en m’élevant.

9. Et voici que dès longtemps mon enfance est morte, et je suis vivant. Mais vous, Seigneur, vous vivez toujours, sans que rien meure en vous, parce qu’avant la naissance des siècles et avant tout ce qui peut être nommé au delà, vous êtes, vous êtes Dieu et Seigneur de tout ce que vous avez créé ; en vous demeurent les causes de tout ce qui passe, et les immuables origines de toutes choses muables, et les raisons éternelles et vivantes de toutes choses irrationnelles et temporelles.

Dites-moi, dites à votre suppliant ; dans votre miséricorde, dites à votre misérable serviteur ; dites-moi, mon Dieu, si mon enfance a succédé à quelque âge expiré déjà, et si cet âge est celui que j’ai passé dans le sein de ma mère ? J’en ai quelques indications, j’ai vu moi-même des femmes enceintes. Mais avant ce temps, mon Dieu, mes délices, ai-je été quelque part et quelque chose ? Qui pourrait me répondre ? Personne, ni père, ni mère, ni l’expérience des autres, ni ma mémoire. Ne vous moquez-vous pas de moi à de telles questions, vous qui m’ordonnez de vous louer et de vous glorifier de ce que je connais ?

10. Je vous glorifie, Seigneur du ciel et de la terre, et vous rends hommage des prémices de ma vie et de mon enfance dont je n’ai point souvenir. Mais vous avez permis à l’homme de conjecturer ce qu’il fut par ce qu’il voit en autrui, et de croire beaucoup de lui sur la foi de simples femmes. Déjà j’étais alors, et je vivais ; et déjà, sur le seuil de l’enfance, je cherchais des signes pour manifester mes sentiments.

Et de qui un tel animal peut-il être, sinon de vous, Seigneur ? et qui serait donc l’artisan de lui-même ? Est-il autre source d’où être et vivre découle en nous, sinon votre toute-puissance,

  1. Job. ix, 2, 3.
  2. Ps. xxvi, 12.
  3. Ps. cxxix, 3.