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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/381

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l’on m’y contraignait, et il m’en advenait bien : — je n’eusse rien appris sans contrainte : — mais moi je faisais mal ; car faire à contrecœur quelque chose de bon n’est pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à l’étude ne faisaient pas bien ; mais bien m’en advenait par vous, mon Dieu. Eux ne voyaient pour moi, dans ce qu’ils me pressaient d’apprendre, qu’un moyen d’assouvir l’insatiable convoitise de cette opulence qui n’est que misère, de cette gloire qui n’est qu’infamie.

Mais vous, « qui savez le compte des cheveux de notre tête[1] ; » vous tourniez leur erreur à mon profit, et ma paresse, au châtiment que je méritais, si petit enfant, si grand pécheur. Ainsi, du mal qu’ils faisaient, vous tiriez mon bien, et de mes péchés, ma juste rétribution. Car vous avez ordonné, et il est ainsi, que tout esprit qui n’est pas dans l’ordre soit sa peine à lui-même.

Chapitre XIII.

vanité des fictions poétiques qu’il aimait.

20. Mais d’où venait mon aversion pour la langue grecque, exercice de mes premières années ? C’est ce que je ne puis encore pénétrer. J’étais passionné pour la latine, telle que l’enseignent, non les premiers maîtres, mais ceux que l’on appelle grammairiens ; car ces éléments, où l’on apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins d’ennuis et de tourments que toutes mes études grecques. Et d’où venait ce dégoût, sinon du péché et de la vanité de la vie ? J’étais chair, esprit absent de lui-même et ne sachant plus y rentrer[2]. Plus certaines et meilleures étaient ces premières leçons qui m’ont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les yeux, d’écrire ce qu’il me plaît, que celles où j’apprenais de force les courses errantes de je ne sais quel Énée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant sur la mort de Didon, qui se tue par amour, quand je n’avais pas une larme pour déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que ces jeux emportaient loin de vous.

21. Eh ! quoi de plus misérable qu’un malheureux sans miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer Énée, et ne se pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer ! Ô Dieu, lumière de mon cœur, pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence, époux de ma pensée, je ne vous aimais pas ; je vous étais infidèle, et mon infidélité entendait de toutes parts cette voix : « Courage ! courage ! » car l’amour de ce monde est un divorce adultère d’avec vous. Courage ! courage ! dit cette voix, pour faire rougir, si l’on n’est pas homme comme un autre. Et ce n’est pas ma misère que je pleurais ; je pleurais Didon « expirée, livrant au fil du glaive sa destinée dernière[3], » quand je me livrais moi-même à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la terre. Cette lecture m’était-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait souffrir. Telles folies passent pour études plus nobles et plus fécondes que celle qui m’apprit à lire et à écrire.

22. Mais qu’aujourd’hui, mon Dieu, votre vérité me dise et crie dans mon âme : Il n’en est pas ainsi ! il n’en est pas ainsi ! Ces premiers enseignements sont bien les meilleurs. Car me voici tout prêt à oublier les aventures d’Énée et fables pareilles, plutôt que l’art d’écrire et de lire. Des voiles, sans doute, pendent au seuil des écoles de grammaire ; mais ils couvrent moins la profondeur d’un mystère que la vanité d’une erreur.

Qu’ils se récrient donc contre moi, ces maîtres insensés ! je ne les crains plus, à cette heure où je vous confesse, ô mon Dieu, tous les pensers de mon âme et me plais à marquer l’égarement de mes voies, afin d’aimer la rectitude des vôtres. Qu’ils se récrient contre moi, vendeurs ou acheteurs de grammaire ! Je leur demande s’il est vrai qu’Énée soit autrefois venu à Carthage, comme le poète l’atteste ; et les moins instruits l’ignorent, les plus savants le nient. Mais si je demande par quelles lettres s’écrit le nom d’Énée, tous ceux qui savent lire me répondront vrai, selon la convention et l’usage qui ont, parmi les hommes, déterminé ces signes. Et si je demande encore quel oubli serait le plus funeste à la vie humaine, l’oubli de l’art de lire et d’écrire, ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la réponse de quiconque ne s’est pas oublié lui-même ?

Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à l’utile ; ou plutôt je haïssais l’utile et j’aimais la vanité. « Un et un sont deux, deux et deux quatre, » était pour moi une odieuse chanson ; et je ne savais pas de plus

  1. Matth. x, 30.
  2. Ps. lxxvii, 39.
  3. Énéide, vi, 456.