Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/146

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Cependant l’État monstrueux que la Prusse avait créé en Allemagne pesait sur la vie de l’Europe. Cette vaste monarchie autoritaire et militaire n’était pas dangereuse seulement par son organisation et par sa puissance. Les conditions mêmes de sa formation l’obligeaient à toujours grandir, à s’armer toujours davantage. Comme s’ils eussent senti que l’existence de l’Allemagne unie était un phénomène anormal, les fondateurs du nouvel Empire ont toujours pensé et leurs successeurs ont pensé comme eux que cet Empire ne pouvait durer qu’en s’appuyant sur une force militaire immense, en gardant toujours les moyens d’intimider et d’attaquer à son heure des voisins dont la coalition possible était pour Bismarck un cauchemar : de là est sortie la théorie de la guerre préventive. Il y a eu autre chose encore. Le prestige de l’Allemagne venait de ses victoires : elle avait fondé son crédit dans le monde, au point de vue politique, au point de vue commercial et même au point de vue de sa « culture », sur sa supériorité militaire. Nietzsche a dit à peu près un jour qu’en fait de poètes, d’artistes, de philosophes, l’Allemagne nouvelle avait Bismarck, et encore Bismarck, mais seulement Bismarck. L’Allemagne contemporaine a vécu, en effet, de l’autorité que lui avaient donnée les trois victoires successives de la Prusse, ces trois guerres de 1864, de 1866, de 1870, dont sir Edward Grey a dit avec éloquence et avec raison ces temps-ci que ç’avaient été trois guerres déclarées à l’Europe. Le système qui avait fondé la Prusse d’abord, l’Empire allemand ensuite, ne pouvait aller qu’en s’aggravant. Les choses se conservent par les mêmes conditions qui ont présidé à leur naissance : l’Allemagne unie a continué à durer par les mêmes moyens qui l’avaient tirée du néant, c’est-à-dire par la guerre, considérée comme une industrie nationale. C’est la pensée que ses chanceliers les plus divers n’ont jamais manqué de développer. Toujours plus de soldats, toujours plus de canons. L’Allemagne devait avoir des régiments comme une banque d’État a de l’or dans ses caisses pour donner de la valeur à ses billets : M. de Bethmann-Hollweg a exposé la théorie peu de temps encore avant la guerre. Seulement, une heure est venue où la tentation a été trop forte de se servir de cette encaisse. Et la grande illusion de l’Europe aura été de croire que l’Empire allemand pouvait tenir neuf cent mille hommes de première