Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/164

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compris la portée, mieux dégagé le sens général que Napoléon lui-même. Sur son rocher de Sainte-Hélène, il conçut une idée qui valait ses plans de bataille et le Code civil pour lui ou pour quelqu’un de sa race, il préparerait plus qu’un retour de l’île d’Elbe, plus qu’un coup de Brumaire. Devinant le siècle, il allait en façonner, en diriger la pensée à distance. Législateur et capitaine, il se révéla profond psychologue et psychologue d’action.

De son île perdue, à deux mille lieues de la France, presque sans livres et sans journaux, il sonda mieux que personne l’esprit et le cœur des Français. Par une intuition géniale, il pressentit le mélange de sentiments qui allait se former chez eux et il vit la semence à faire fructifier. En s’écoutant lui-même, en racontant son histoire prodigieuse à Las-Cases et à Montholon, il entendait distinctement ce que la France se formulait mal encore. Austerlitz et Waterloo, le drapeau tricolore tour à tour victorieux et humilié, la révolution de 1789 s’achevant par le retour des Bourbons : toutes les nostalgies, celle de la liberté et celle de la gloire, allaient tourmenter le peuple français. Des désirs un moment étouffés renaîtraient. Ils s’aviveraient par le regret et par la magie des souvenirs. Dans une sorte de captivité morale, équivalant à celle que subissait l’empereur vaincu, un état d’esprit nouveau se formerait. Sed non satiata. La France n’était pas rassasiée de gloire, même de gloire vaine, coûteuse, soldée par des invasions. Les principes de sa Révolution ne cesseraient pas de lui être chers. Le désastre final, les traités de 1815, en laissant un sentiment d’humiliation et d’impuissance, inspireraient aussi la passion d’une revanche à prendre par les idées et par les armes. L’empereur voulut que son nom fût le symbole de cette revanche.

Car ce n’était pas seulement à l’intérieur que la Révolution, continuée par Bonaparte, avait fait faillite. Elle avait échoué au dehors : pour elle, vingt ans de guerre n’avaient pas assez transfiguré le monde. Le cycle révolutionnaire se fermait chez nous par la restauration de la monarchie, par le gouvernement des prudents et des sages. En Europe, la réorganisation de Vienne et la Sainte-Alliance des rois fondaient la tranquillité du continent sur les anciennes méthodes de l’équilibre, sur une combinaison de droits et d’intérêts propre à garantir chacun et