Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/341

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Tonkin et du Maroc entre les deux guerres franco-allemandes. Un très petit nombre d’hommes suffisait à ces campagnes où la prise d’un château décidait d’une province. Ne se battaient, d’ailleurs, que des chevaliers, militaires par le statut féodal et par état. Quand des levées de milices avaient lieu, elles étaient partielles, locales et pour un temps très court. Rien qui ressemblât, même de loin, à notre conscription et à notre mobilisation. Les hommes de ce temps eussent été bien surpris de savoir que ceux du vingtième siècle se croiraient libres et que, par millions, ils seraient contraints de faire la guerre pendant cinq années. Lorsque des milices étaient convoquées, au douzième et au treizième siècle, c’était pour une période limitée au delà de laquelle il n’y avait pas moyen de les retenir.

Pour conduire cette lutte contre l’État anglo-normand, il se trouva un très grand prince, le plus grand que la tige capétienne eût donné depuis Hugues Capet. Philippe Auguste, devenu roi avant l’âge d’homme, car il était né tard du second mariage de Louis VII, fut d’une étonnante précocité. Chez lui, tout était volonté, calcul, bon sens et modération. En face de ces deux fous furieux, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, fils d’Éléonore et d’Henri Plantagenet, Philippe Auguste représente le réalisme, la patience, l’esprit d’opportunité. Qu’il allât à la croisade, c’était parce qu’il était convenable d’y aller. Il rentrait au plus vite dans son royaume qui l’intéressait bien davantage, laissant les autres courir les aventures, profitant, pour avancer ses affaires, de l’absence et de la captivité de Richard Cœur de Lion. Chez Philippe Auguste, il y a déjà des traits de Louis XI. Ce fut, en somme, un règne de savante politique et de bonne administration. C’est pourquoi l’imagination se réfugia dans la légende. La littérature emporta les esprits vers des temps moins vulgaires. Le Moyen Âge lui-même a eu la nostalgie d’un passé qui ne semblait pas prosaïque et qui l’avait été pareillement. Ce fut la belle époque des chansons de geste et des romans de chevalerie. Le siècle de Saladin et de Lusignan, celui qui a vu Baudouin empereur de Constantinople, a paru plat aux contemporains. Ils se sont réfugiés, pour rêver, auprès de Lancelot du Lac et des chevaliers de la Table Ronde. Il faudra quatre cents ans pour qu’à son tour,