Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/173

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vidence et Justice du monde ; son Fils unique, l’homme élu, l’homme qui, s’inspirant de son Saint Esprit, sauve le monde ; et cet Esprit divin, à la fin dévoilé, manifesté et montrant à tous les hommes la voie du salut éternel. Voilà la divine Trinité. À côté d’elle, l’homme, doué d’une âme immortelle, libre et par conséquent responsable, appelé à un perfectionnement infini. Enfin la fraternité de tous les hommes dans le ciel, et leur égalité (c’est-à-dire leur égale nullité) devant Dieu, sont hautement proclamées. Il faudrait être bien difficile vraiment pour demander davantage.

Plus tard, ces vérités ont été sans doute malencontreusement travesties et dénaturées tant par l’ignorance et la sottise que par le zèle indiscret et trop souvent |260 même passionnément intéressé des théologiens, au point que, lorsqu’on lit certains traités de théologie, c’est à peine si on parvient à les reconnaître. Mais la vraie philosophie a précisément pour mission spéciale de les dégager de cet alliage humain et impur, et de les rétablir dans toute leur simplicité primitive, à la fois rationnelle et divine[1].

  1. L’absurdité criante, révoltante de tous les métaphysiciens consiste précisément en ceci, qu’ils mettent toujours ces deux mots, rationnel et divin, ensemble, comme s’ils ne se détruisaient pas mutuellement. Les théologiens sont vraiment plus consciencieux et beaucoup plus conséquents et plus profonds qu’eux. Ils savent et ils osent dire hautement que, pour que Dieu soit un Être réel et sérieux, il faut absolument qu’il soit au-dessus de la raison humaine, la |261 seule que nous connaissions et dont nous ayons le droit de parler, et au-dessus de tout ce que nous appelons les lois naturelles. Car s’il n’était que cette raison et que ces lois, il ne serait en effet rien qu’une vaine dénomination nouvelle pour cette raison et pour ces lois : c’est-à-dire une niaiserie ou une hypocrisie, et, le plus souvent, à la fois l’une et l’autre. Il ne sert à rien de dire que la raison de l’homme est la même que celle de Dieu, seulement que, limitée dans l’homme, dans Dieu elle est absolue. Si la raison divine est absolue et la nôtre limitée, celle de Dieu est nécessairement au-dessus de la nôtre, ce qui ne peut signifier que ceci : la raison divine contient une infinité de choses que notre pauvre raison humaine est incapable de saisir, d’embrasser et encore moins de comprendre, ces choses étant en contradiction avec la logique humaine, parce que, si elles ne lui étaient pas contraires, rien ne nous empêcherait de les comprendre, mais alors la raison divine ne serait pas supérieure à la raison humaine. |262 On pourrait bien faire observer que cette différence et une supériorité relative existent même parmi les hommes, les uns parvenant à comprendre des choses que les autres sont incapables de saisir, sans qu’il résulte de cela que la raison dont sont doués les uns soit différente de celle qui est départie aux autres. Il en résulte seulement qu’elle est moins développée chez les uns et beaucoup plus développée, soit par l’instruction, soit même par une disposition naturelle, chez les autres. On ne dira pas pourtant que les choses que comprennent les plus intelligents soient contraires à la raison des moins intelligents. Pourquoi donc se révolterait-on à l’idée d’un Être dont la raison aurait éternellement accompli son développement absolu ? Je réponds : D’abord parce que ces deux idées d’éternellement accompli et de développement s’excluent ; et surtout parce que le rapport de l’intelligence éternellement absolue de Dieu à la raison éternellement limitée de l’homme est tout autre que celui d’une intelligence humaine plus développée, mais tout de même limitée, à une intelligence moins développée et par conséquent encore plus limitée. Ici ce n’est qu’une différence toute relative, une différence de quantité, de plus ou de moins, qui ne détruit aucunement l’identité. L’intelligence humaine inférieure, en se développant davantage, peut et doit arriver à la hauteur de l’intelligence humaine supérieure. La distance qui sépare l’une de l’autre peut être, peut nous paraître, fort grande, mais, étant limitée, elle peut être diminuée et à la fin disparaître. Il n’en est pas ainsi entre l’homme et Dieu ; ils sont séparés par un abîme infini. Devant l’absolu, devant l’infini grandeur, toutes les différences des grandeurs limitées disparaissent et s’annulent ; ce qui est relativement le plus grand devient aussi petit que l’infiniment petit. Comparé avec Dieu, le plus grand génie humain est aussi bête que l’idiot. Donc la différence qui existe |263 entre la raison de Dieu et la raison de l’homme n’est pas une différence de quantité, c’est une différence de qualité. La raison divine est qualitativement autre que la raison humaine, et, lui étant infiniment supérieure, et s’imposant à elle comme une loi, elle l’anéantit, elle l’écrase. Donc les théologiens ont mille fois raison contre tous les métaphysiciens pris ensemble, lorsqu’ils disent qu’une fois l’existence de Dieu admise, il faut hautement proclamer la déchéance de la raison humaine, et que ce qui est folie pour les plus grands génies humains est par cela même sagesse devant Dieu :
    Credo quia absurdum.

    Qui n’a pas le courage de prononcer ces paroles si sages, si énergiques, si logiques de Tertullien, doit renoncer à parler de Dieu.

    Le Dieu des théologiens est un Être malfaisant, ennemi de l’humanité, comme le disait feu notre ami Proudhon. Mais c’est un Être sérieux. Tandis que le Dieu sans chair et sans os, sans nature, sans volonté, sans action, et surtout sans un grain de logique, des métaphysiciens, est l’ombre d’une ombre, un fantôme qu’on dirait être expressément ressuscité par les idéalistes modernes pour couvrir d’un voile complaisant les turpitudes du matérialisme bourgeois et la pauvreté désespérante de leur propre pensée. Rien ne dénote autant l’impuissance, l’hypocrisie et la lâcheté de l’intelligence moderne de la bourgeoisie, que d’avoir adopté avec une unanimité si touchante ce Dieu de la métaphysique. (Note de Bakounine.)