Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/198

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les capacités réelles, à moins qu’on ne reconnût comme capables tous ceux qui ont obtenu leur diplôme du collège, il y a une considération plus importante encore qui s’oppose à cette adjonction des soi-disant capacités. Pour être un bon électeur, |281 il ne suffit pas d’être intelligent, d’être instruit, d’avoir même beaucoup de talent, il faut encore et avant tout être moral. Mais comment se prouve la moralité d’un homme ? Par sa capacité d’acquérir la propriété quand il est né pauvre, ou de la conserver et de l’augmenter, lorsqu’il a eu le bonheur de l’hériter[1].

  1. Voilà le fond intime de la conscience et de toute la morale bourgeoise. Je n’ai pas besoin de faire observer combien il est contraire au principe fondamental du christianisme, qui, méprisant les biens de ce monde (c’est l’Évangile qui fait profession de les mépriser, non les prêtres de l’Évangile), défend d’amasser des trésors sur la terre, parce que, dit-il, « là où sont vos trésors, là est votre cœur », et qui commande d’imiter les oiseaux du ciel, qui ne labourent ni ne sèment, mais qui vivent tout de même. J’ai toujours admiré la capacité merveilleuse des protestants, de lire ces paroles évangéliques dans leur propre langue, de faire très bien leurs affaires, et de se considérer néanmoins comme des chrétiens très sincères. Mais passons. Examinez avec attention dans leurs moindres détails les rapports sociaux, tant publics que privés, les discours et les actes de la bourgeoisie de tous les pays, vous y trouverez profondément, naïvement implantée cette conviction fondamentale, que l’honnête homme, l’homme moral, c’est celui qui sait acquérir, conserver et augmenter la propriété, et que le propriétaire seul est vraiment digne de respect. En Angleterre, pour avoir le droit d’être appelé un gentleman, il faut deux conditions : c’est d’aller à l’église, mais surtout d’être propriétaire. Il y a dans la langue anglaise une expression très énergique, très pittoresque, très naïve : Cet homme vaut tant, c’est-à-dire cinq, dix, cent mille livres sterling. Ce que les Anglais [et les Américains] disent dans leur brutale naïveté, tous les bourgeois du monde le pensent. Et l’immense majorité de la classe bourgeoise, en Europe, en Amérique, en Australie, dans toutes les colonies européennes clair |282 semées dans le monde, le pense si bien, qu’elle ne se doute même pas de la profonde immoralité et inhumanité de cette pensée. Cette naïveté dans la dépravation est une excuse très sérieuse en faveur de la bourgeoisie. C’est une dépravation collective qui s’impose comme une loi morale absolue à tous les individus qui font partie de cette classe ; et cette classe embrasse aujourd’hui tout le monde, prêtres, noblesse, artistes, littérateurs, savants, fonctionnaires, officiers militaires et civils, bohèmes artistiques et littéraires, chevaliers d’industrie et commis, même les ouvriers qui s’efforcent à devenir des bourgeois, tous ceux en un mot qui veulent parvenir individuellement et qui, fatigués d’être enclumes, solidairement avec des millions d’exploités, veulent, espèrent devenir marteaux à leur tour, — tout le monde enfin, excepté le prolétariat. Cette pensée, étant si universelle, est une véritable grande puissance immorale, que vous retrouvez au fond de tous les actes politiques et sociaux de la bourgeoisie, et qui agit d’une manière d’autant plus malfaisante, pernicieuse, qu’elle est considérée comme la mesure et la base de toute moralité. Elle excuse, elle explique, elle légitime en quelque sorte les fureurs bourgeoises et tous les crimes atroces que les bourgeois ont commis, en juin 1848 contre le prolétariat. Si, en défendant les privilèges de la propriété contre les ouvriers socialistes, ils n’avaient cru défendre seulement que leurs intérêts, ils se seraient montrés sans doute non moins furieux, mais ils n’auraient pas trouvé en eux cette énergie, ce courage, cette implacable passion et cette unanimité de la rage qui les ont fait vaincre en 1848. Ils ont trouvé en eux toute cette force, parce qu’ils ont été sérieusement, |283 profondément convaincus qu’en défendant leurs intérêts, ils défendaient en même temps les bases sacrées de la morale ; parce que très sérieusement, plus sérieusement qu’ils ne le savent eux-mêmes peut-être, la Propriété est tout leur Dieu, leur Dieu unique, et qui a remplacé depuis longtemps dans leurs cœurs le Dieu céleste des chrétiens ; et, comme jadis ces derniers, ils sont capables de souffrir pour lui le martyre et la mort. La guerre implacable et désespérée qu’ils font et qu’ils feront pour la défense de la propriété n’est donc pas seulement une guerre d’intérêts, c’est, dans la pleine acception de ce mot, une guerre religieuse, et l’on sait les fureurs, les atrocités dont les guerres religieuses sont capables (I). La propriété est un Dieu ; ce Dieu a déjà sa théologie (qui s’appelle la politique des États et le droit juridique), et nécessairement aussi sa morale, et l’expression la plus juste de cette morale c’est précisément cette expression : « Cet homme vaut tant ». La propriété-Dieu a aussi sa métaphysique. C’est la science des économistes bourgeois. Comme toute métaphysique, elle est une sorte de clair-obscur, une transaction entre le mensonge et la vérité, toujours au profit du premier. Elle cherche à donner au mensonge une apparence de vérité, et elle fait aboutir la vérité au mensonge. L’économie politique cherche à sanctifier la propriété par le travail, et à la représenter comme la réalisation, comme le fruit du travail. Si elle réussit à le faire, elle sauve la propriété et le monde bourgeois. Car le travail est sacré, et tout ce qui est fondé sur le travail est bon, juste, moral, humain, légitime. Seulement, il faut avoir |284 une foi bien robuste pour accepter cette doctrine. Car nous voyons l’immense majorité des travailleurs privée de toute propriété ; et ce qui est plus, nous savons, de l’aveu même des économistes et par leurs propres démonstrations scientifiques, que dans l’organisation économique actuelle, dont ils sont les défenseurs passionnés, les masses ne pourront jamais arriver à la propriété, que leur travail par conséquent ne les émancipe et ne les ennoblit pas, puisque, malgré tout ce travail, elles sont condamnées à rester éternellement en dehors de la propriété, c’est-à-dire en dehors de la moralité et de l’humanité. D’un autre côté, nous voyons que les propriétaires les plus riches, par conséquent les citoyens les plus dignes, les plus humains, les plus moraux et les plus respectables, sont précisément ceux qui travaillent le moins, ou qui ne travaillent pas du tout. On répond à cela qu’aujourd’hui il est impossible de rester riche, de conserver et encore moins d’augmenter sa fortune, sans travailler. Bien, mais entendons-nous : il y a travail et travail ; il y a le travail de la production, et il y a le travail de l’exploitation. Le premier est celui du prolétariat, le second celui des propriétaires, en tant que propriétaires. Celui qui fait valoir ses terres, cultivées par les bras d’autrui, exploite le travail d’autrui ; celui qui fait valoir ses capitaux, soit dans l’industrie, soit dans le commerce, exploite le travail d’autrui. Les banques qui s’enrichissent par les mille transactions du crédit, les boursiers qui gagnent à la Bourse, les actionnaires qui touchent de gros dividendes sans remuer un doigt ; Napoléon III qui est devenu un propriétaire si riche et qui a rendu riches toutes ses créatures ; le roi Guillaume Ier qui, fier de ses victoires, se prépare à prélever |285 des milliards sur cette pauvre France, et qui déjà s’enrichit et enrichit ses soldats par le pillage ; tous ces gens sont des travailleurs, mais quels travailleurs, bons dieux ! Des exploiteurs de routes, des travailleurs de grands chemins. Et encore, les voleurs et les brigands ordinaires sont-ils plus sérieusement travailleurs, puisqu’au moins, pour s’enrichir, ils font usage de leurs propres bras.
    Il est évident, pour qui ne veut pas être aveugle, que le travail productif crée les richesses et donne au travailleur la misère ; et que seul le travail improductif, exploitant, donne la propriété. Mais puisque la propriété, c’est la morale, il est clair que la morale, telle que l’entendent les bourgeois, consiste dans l’exploitation du travail d’autrui. (Note de Bakounine.)
    (I) Ceci était écrit à la veille de la Commune. — J. G.