Page:Bakounine - A mes amis russes et polonais, 1862.djvu/6

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n’y a eu pour ainsi dire qu’une vie politique extérieure. Quoique sa vie intérieure fût bien lourde à supporter, quoique ruiné et esclave, le peuple aimait l’intégrité, la force, la grandeur de la Russie, et était prêt à lui faire toutes sortes de sacrifices. C’est de cette manière que se développait dans le peuple russe le sentiment politique et le patriotisme sans ostentation mais réel. Lui seul, entre tous les peuples slaves, sut garder son intégrité, ne fut pas englouti par l’Europe, et prouva sa force.

Suivant avec patience et obéissance les drapeaux de l’Empereur contre les ennemis extérieurs de la Russie, dans l’intérieur, il défendait sa foi et son origine. Il a prouvé à tout le monde que sa patience et son obéissance ont leurs limites, qu’il sait défendre ses croyances et que la volonté du Czar n’est pas une loi sans appel pour lui. Cette résistance s’est personnifiée en un seul mot : le Raskol. De prime abord ce n’était qu’une protestation purement religieuse contre un acte arbitraire, religieux, l’amalgamation des deux pouvoirs spirituel et temporel, et la protection des Czars, qui voulaient être la tête de l’église. Dans la suite — et cela se fit bientôt — il prit un caractère politique et social. Il fut l’expression de la scission de la Russie en officielle et populaire. Le régime et la société que Pierre I. avait fondés, n’avaient rien qui fût sympathique au peuple, tout lui était étranger : lois, classes, institutions, mœurs, coutumes, langue, religion, le Czar lui-même, qui s’était donné le titre d’Empereur, et que le peuple par contre nommait serviteur de l’Antéchrist, mais qui, dans cette même scission, lui servait de symbole d’une Russie une et indivisible.

Il sacrifiait au Czar ses services, son argent, son sang et sa sueur, mais sa vie intérieure, ses croyances sociales, il les porta au Raskol. Ce fut en vain que tous les Czars, depuis Alexis Michaïlovitche jusqu’à Alexandre II, luttèrent contre ce dernier ; ce fut en vain qu’ils essayèrent de le noyer dans le sang des martyrs. Plus les persécutions étaient terribles, plus le Raskol gagnait en forces. Il déborda en Russie, semblable aux vagues d’une grande mer. Nicolas même dut convenir, à la fin de son long règne, qu’il lui manquait des forces pour le combattre.