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L’HOMME DE COUR

CLXXIV

Ne point vivre à la hâte.

Savoir partager son temps, c’est savoir jouir de la vie. Plusieurs ont encore beaucoup à vivre, qui n’ont plus de quoi vivre contents. Ils perdent les plaisirs, car ils n’en jouissent pas ; et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent à la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils voudraient dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent tous goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils font tout à la hâte, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir doit être modéré, pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a plus de jours que de prospérités. Hâte-toi de faire, et jouis à loisir. Les affaires valent mieux faites qu’à faire, et le contentement qui dure est meilleur que celui qui finit.

CLXXV

L’homme substantiel.

Celui qui l’est ne se contente point de ceux qui ne le sont pas. Malheureuse est l’éminence qui n’a rien de substantiel. Tous ceux qui paraissent être des hommes ne le sont pas tous. Il y en a d’artificiels, qui conçoivent de chimère et accouchent de tromperie. Il y en a d’autres qui leur ressemblent, lesquels les font valoir, et