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L’HOMME DE COUR

gnée, qui est le moyen de se défendre ; à plus forte raison l’envie. Le sage tire plus de profit de ses ennemis que le fou n’en tire de ses amis. Les envieux servent d’aiguillon au sage à surmonter mille difficultés, au lieu que les flatteurs en détournent souvent. Plusieurs sont redevables de leur fortune à leurs envieux. La flatterie est plus cruelle que la haine, d’autant qu’elle pallie des défauts où celle-ci fait remédier. Le sage se fait de la haine de ses envieux un miroir où il se voit bien mieux que dans celui de la bienveillance. Ce miroir lui sert à corriger ses défauts, et par conséquent à prévenir la médisance ; car on se tient fort sur ses gardes quand on a des rivaux ou des ennemis pour voisins.

LXXXV

Ne se point prodiguer.

C’est le malheur de tout ce qui est excellent, de dégénérer en abus quand on en fait un fréquent usage. Ce que tout le monde recherchait avec passion vient enfin à déplaire à tout le monde. Grand malheur de n’être bon à rien ; comme aussi de vouloir être bon à tout ! Ces gens-là perdent toujours pour avoir voulu trop gagner ; et à la fin ils sont aussi haïs qu’ils ont été chéris auparavant. Toutes les perfections sont sujettes à ce sort ; dès qu’elles perdent le renom d’être rares, elles ont celui d’être vulgaires.