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L’HOMME DE COUR

CXXXIII

Être plutôt fou avec tous, que sage tout seul.

Car si tous le sont, il n’y a rien à perdre, disent les politiques ; au lieu que si la sagesse est toute seule, elle passera pour folie. Il faut donc suivre l’usage. Quelquefois le plus grand savoir est de ne rien savoir, ou du moins d’en faire semblant. L’on a besoin de vivre avec les autres, et les ignorants font le grand nombre. Pour vivre seul, il faut tenir beaucoup de la nature de Dieu, ou être tout à fait de celle des bêtes. Mais, pour modifier l’aphorisme, je dirais : Plutôt sage avec les autres que fou sans compagnon. Quelques-uns affectent d’être singuliers en chimères.

CXXXIV

Avoir le double des choses nécessaires à la vie.

C’est vivre doublement. Il ne faut pas se restreindre à une seule chose, bien même qu’elle soit excellente. Tout doit être au double, et surtout ce qui est utile et délectable. La lune, toute changeante qu’elle est, l’est encore moins que la volonté humaine, tant cette volonté est fragile. C’est pourquoi il faut mettre une barrière à son inconstance. Tenez donc pour règle principale de l’art de vivre, d’avoir au double tout ce qui sert à la commodité. Comme la nature nous a donné le double des membres les plus nécessaires