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L’HOMME DE COUR

est fou, sa folie le fait changer de route et passer à l’autre extrémité, par où la condition de l’adversaire empire. C’est donc l’unique moyen de lui faire abandonner le bon parti, que de s’y ranger, d’autant que cela lui servira de motif pour embrasser le mauvais.

CXLIII

Se garder de donner dans le paradoxe en voulant s’éloigner du vulgaire.

Les deux extrémités décréditent également. Tout projet qui dément la gravité est une espèce de folie. Le paradoxe est une certaine tromperie plausible, qui surprend d’abord par sa nouveauté et par sa pointe ; mais qui ensuite perd sa vogue dès qu’on vient à connaître sa fausseté dans la pratique. C’est une espèce de charlatanerie qui, en fait de politique, est la ruine des États, Ceux qui ne sauraient parvenir à l’héroïsme, ou qui n’ont pas le courage d’y aller par le chemin de la vertu, se jettent dans le paradoxe ; ce qui les fait admirer des sots, mais sert à faire connaître la prudence des autres. Le paradoxe est une preuve d’un esprit peu tempéré et, par conséquent, très opposé à la prudence. Et si quelquefois il ne se fonde pas sur le faux, du moins est-il fondé sur l’incertain, au grand désavantage des affaires.