Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/479

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jeunesse, son regard ne parlait jamais du passé. Loin d’apaiser la curiosité de Godefroid, la connaissance de plus en plus intime de ce sublime caractère, les découvertes de chaque jour redoublaient son désir d’apprendre la vie antérieure de cette femme qu’il trouvait sainte. Avait-elle jamais aimé ? avait-elle été mariée ? avait-elle été mère ? Rien en elle ne trahissait la vieille fille, elle déployait les grâces d’une femme bien née, et l’on devinait dans sa robuste santé, dans le phénomène extraordinaire de sa conservation, une vie céleste, une sorte d’ignorance de la vie. Excepté le gai bonhomme Alain, tous ces êtres avaient souffert ; mais monsieur Nicolas lui-même semblait donner la palme du martyre à madame de La Chanterie, et néanmoins le souvenir de ses malheurs était si bien contenu par la résignation catholique, par ses occupations secrètes, qu’elle semblait avoir été toujours heureuse.

— Vous êtes, lui dit un jour Godefroid, la vie de vos amis, vous êtes le lien qui les unit, vous êtes pour ainsi dire la femme de ménage d’une grande œuvre ; et, comme nous sommes tous mortels, je me demande ce que deviendrait votre association sans vous…

— C’est ce qui les effraie ; mais la Providence, à laquelle nous avons dû notre teneur de livres, dit-elle en souriant, y pourvoira. D’ailleurs, je chercherai.

— Votre teneur de livres sera-t-il bientôt au service de votre maison de commerce, répondit Godefroid en riant.

— Ceci dépend de lui, reprit-elle en souriant. Qu’il soit sincèrement religieux, qu’il soit pieux, qu’il n’ait plus le moindre amour-propre, qu’il ne s’inquiète plus des richesses de notre maison, qu’il songe à s’élever au-dessus des petites considérations sociales en se servant des deux ailes que Dieu nous a données…

— Quoi ?…

— La simplicité, la pureté, répondit madame de La Chanterie. Votre ignorance me dit assez que vous négligez la lecture de notre livre, ajouta-t-elle en riant de l’innocent subterfuge auquel elle avait eu recours pour savoir si Godefroid lisait l’Imitation de Jésus-Christ. Enfin, pénétrez-vous de l’Épître de saint Paul sur la Charité. Ce n’est pas vous, dit-elle avec une expression sublime, qui serez à nous, c’est nous qui serons à vous, et il vous sera permis de compter les plus immenses richesses qu’aucun souverain ait possédées, vous en jouirez comme nous en jouissons ; et laissez-moi vous dire, si vous vous souvenez des Mille et une Nuits, que