Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/506

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les rochers des Échelles, bien avant la calèche qui montait tout doucement. J’ai pu revoir le jeune homme, il a été tout surpris de me retrouver, et moi j’étais si aise que le cœur me battait dans la gorge ; un je ne sais quoi m’attirait vers lui ; quand il m’eut reconnue, je repris ma course, en me doutant bien que la demoiselle et lui s’arrêteraient pour voir la cascade de Couz ; lorsqu’ils sont descendus, ils m’ont encore aperçue sous les noyers de la route, ils m’ont alors questionnée en paraissant s’intéresser à moi. Jamais de ma vie je n’avais entendu de voix plus douce que celle de ce beau jeune homme et de sa sœur, car c’était sûrement sa sœur ; j’y ai pensé pendant un an, j’espérais toujours qu’ils reviendraient. J’aurais donné deux ans de ma vie, rien que pour revoir ce voyageur, il paraissait si doux ! Voilà, jusqu’au jour où j’ai connu monsieur Benassis, les plus grands événements de ma vie ; car, quand ma maîtresse m’a renvoyée pour avoir mis sa méchante robe de bal, j’ai eu pitié d’elle, je lui ai pardonné ; et foi d’honnête fille, si vous me permettez de vous parler franchement, je me suis crue bien meilleure qu’elle ne l’était quoiqu’elle fût comtesse.

— Hé ! bien, dit Genestas après un moment de silence, vous voyez que Dieu vous a prise en amitié ; ici, vous êtes comme le poisson dans l’eau.

À ces mots, la Fosseuse regarda Benassis avec des yeux pleins de reconnaissance.

— Je voudrais être riche ! dit l’officier.

Cette exclamation fut suivie d’un profond silence.

— Vous me devez une histoire, dit enfin la Fosseuse d’un son de voix câlin.

— Je vais vous la dire, répondit Genestas. La veille de la bataille de Friedland, reprit-il après une pause, j’avais été envoyé en mission au quartier du général Davoust, et je revenais à mon bivouac, lorsqu’au détour d’un chemin je me trouve nez à nez avec l’empereur. Napoléon me regarde : « — Tu es le capitaine Genestas ? me dit-il. — Oui, sire. — Tu es allé en Égypte ? — Oui, sire — Ne continue pas d’aller par ce chemin-là, me dit-il, prends à gauche, tu te trouveras plus tôt à ta division. » Vous ne sauriez imaginer avec quel accent de bonté l’empereur me dit ces paroles, lui qui avait bien d’autres chats à fouetter, car il parcourait le pays pour reconnaître son champ de bataille. Je vous raconte cette aventure pour vous faire voir quelle mémoire il avait,