Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/548

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avez créé, voir des couleurs nouvelles, inespérées qui s’étalent et croissent sous vos yeux par la vertu de vos soins. Je sens un ennui navrant. Ma serre à moi ne contient que des âmes souffrantes. Les misères que je m’efforce de soulager m’attristent l’âme, et quand je les épouse, quand après avoir vu quelque jeune femme sans linge pour son nouveau-né, quelque vieillard sans pain, j’ai pourvu à leurs besoins, les émotions que m’a causées leur détresse calmée ne suffisent pas à mon âme. Ah ! mon ami, je sens en moi des forces superbes, et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion n’abattent point. En allant voir ma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me prend des envies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est la prison où quelque mauvais génie retient une créature gémissant et attendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une forme importune ; mais la comparaison n’est pas juste. Chez moi, n’est-ce pas au contraire le corps qui s’ennuie, si je puis employer cette expression. La religion n’occupe-t-elle pas mon âme, la lecture et ses richesses ne nourrissent-elles pas incessamment mon esprit ? Pourquoi désiré-je une souffrance qui romprait la paix énervante de ma vie ? Si quelque sentiment, quelque manie à cultiver ne vient à mon aide, je me sens aller dans un gouffre où toutes les idées s’émoussent, où le caractère s’amoindrit, où les ressorts se détendent, où les qualités s’assouplissent, où toutes les forces de l’âme s’éparpillent, et où je ne serai plus l’être que la nature a voulu que je sois. Voilà ce que signifient mes cris. Que ces cris ne vous empêchent pas de m’envoyer des fleurs. Votre amitié si douce et si bienveillante m’a, depuis quelques mois, réconciliée avec moi-même. Oui, je me trouve heureuse de savoir que vous jetez un coup d’œil ami sur mon âme à la fois déserte et fleurie, que vous avez une parole douce pour accueillir à son retour la fugitive à demi brisée qui a monté le cheval fougueux du Rêve. »

À l’expiration de la troisième année de son mariage, Graslin, voyant sa femme ne plus se servir de ses chevaux, et trouvant un bon marché, les vendit ; il vendit les voitures, renvoya le cocher, se laissa prendre son cuisinier par l’Évêque, et le remplaça par une cuisinière. Il ne donna plus rien à sa femme, en lui disant qu’il paierait tous ses mémoires. Il fut le plus heureux mari du monde,