Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/661

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Ici Farrabesche et madame Graslin se regardèrent en ne s’expliquant pas à eux-mêmes leur mutuelle curiosité.

— Hé ! bien, reprit le pauvre forçat libéré, quand il partit la première fois, que Catherine m’eut laissé pour le reconduire, je restai seul. Je sentis alors dans mon âme comme une fraîcheur, un calme, une douceur, que je n’avais pas éprouvés depuis mon enfance. Cela ressemblait au bonheur que m’avait donné cette pauvre Catherine. L’amour de ce cher homme qui venait me chercher, le soin qu’il avait de moi-même, de mon avenir, de mon âme, tout cela me remua, me changea. Il se fit une lumière en moi. Tant qu’il me parlait, je lui résistais. Que voulez-vous ? Il était prêtre, et nous autres bandits, nous ne mangions pas de leur pain. Mais quand je n’entendis plus le bruit de son pas ni celui de Catherine, oh ! je fus, comme il me le dit deux jours après, éclairé par la grâce, Dieu me donna dès ce moment la force de tout supporter : la prison, le jugement, le ferrement, et le départ, et la vie du bagne. Je comptai sur sa parole comme sur l’Évangile, je regardai mes souffrances comme une dette à payer. Quand je souffrais trop, je voyais, au bout de dix ans, cette maison dans les bois, mon petit Benjamin et Catherine. Il a tenu parole, ce bon monsieur Bonnet. Mais quelqu’un m’a manqué. Catherine n’était ni à la porte du bagne, ni dans les communaux. Elle doit être morte de chagrin. Voilà pourquoi je suis toujours triste. Maintenant, grâce à vous, j’aurai des travaux utiles à faire, et je m’y emploierai corps et âme, avec mon garçon, pour qui je vis…

— Vous me faites comprendre comment monsieur le curé a pu changer cette commune…

— Oh ! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.

— Oui, oui, je le sais, répondit brièvement Véronique en faisant à Farrabesche un signe d’adieu.

Farrabesche se retira. Véronique resta pendant une partie de la journée à se promener le long de cette terrasse, malgré une pluie fine qui dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quand son visage se contractait ainsi, ni sa mère, ni Aline n’osaient l’interrompre. Elle ne vit pas au crépuscule sa mère causant avec monsieur Bonnet, qui eut l’idée d’interrompre cet accès de tristesse horrible, en l’envoyant chercher par son fils. Le petit Francis alla prendre par la main sa mère qui se laissa emmener. Quand elle vit monsieur Bonnet, elle fit un geste de surprise où il y avait un peu d’effroi.