Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/668

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mière pensée à tous a été d’être des Newton, des Laplace ou des Vauban. Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes gens qui sortent de cette célèbre École !

« Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de soin dans toute la génération ? À vingt et un ans on rêve toute la vie, on s’attend à des merveilles. J’entrai à l’École des Ponts-et-chaussées, j’étais Élève-ingénieur. J’étudiai la science des constructions, et avec quelle ardeur ! vous devez vous en souvenir. J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, je n’étais encore qu’Ingénieur-Aspirant, l’État me donnait cent cinquante francs par mois. Le moindre teneur de livres gagne cette somme à dix-huit ans, dans Paris, en ne donnant, par jour, que quatre heures de son temps. Par un bonheur inouï, peut-être à cause de la distinction que mes études m’avaient value, je fus nommé à vingt-cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire. On m’envoya, vous savez où, dans une Sous-préfecture, à deux mille cinq cents francs d’appointements. La question d’argent n’est rien. Certes, mon sort est plus brillant que ne devait l’être celui du fils d’un charpentier ; mais quel est le garçon épicier qui, jeté dans une boutique à seize ans, ne se trouverait à vingt-six sur le chemin d’une fortune indépendante ? J’appris alors à quoi tendaient ces terribles déploiements d’intelligence, ces efforts gigantesques demandés par l’État. L’État m’a fait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes. J’ai eu à entretenir, réparer et quelquefois construire des cassis, des pontceaux, à faire régler des accotements, à curer ou bien à ouvrir des fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre à des demandes d’alignement ou de plantation et d’abattage d’arbres. Telles sont, en effet, les principales et souvent les uniques occupations des ingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps quelques opérations de nivellement qu’on nous oblige à faire nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs, avec son expérience seule, fait toujours beaucoup mieux que nous, malgré toute notre science. Nous sommes près de quatre cents ingénieurs ordinaires ou élèves-ingénieurs, et comme il n’y a que cent et quelques ingénieurs en chef, tous les ingénieurs ordinaires ne peuvent pas atteindre à ce grade supérieur ; d’ailleurs, au-dessus de l’ingénieur en chef il n’existe pas de classe absorbante ; il ne faut pas compter