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LA PEAU DE CHAGRIN

médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.

— Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence ? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’énergique organisation, paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.

— J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.

Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s’il se fût dit en lui-même : — J’en étais sûr ! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.

À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le visage empourpré, l’œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique, et qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, aux x de l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos efforts ; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.