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LA PEAU DE CHAGRIN

Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre ou de femme. Le duel était-il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.

— Toi ?

— Oui, moi !

— Je t’en défie !

— Parions ?

— Oh ! il ira.

Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant à lui : — Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.

— Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.

— Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète :