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MELMOTH RÉCONCILIÉ.

sez aristocrate pour porter de vieux habits. Mais il n’est pas rare de voir les gens qui liardent sur des riens se montrer faciles, prodigues ou incapables dans les choses capitales de la vie. La boutonnière du caissier était ornée du ruban de la Légion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans les Dragons sous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant d’être banquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments de délicatesse de son caissier en le rencontrant dans une position élevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en lui donnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaire était caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’une blessure reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute de Moscou, mais après avoir langui six mois à Strasbourg où quelques officiers supérieurs avaient été transportés par les ordres de l’Empereur pour y être particulièrement soignés. Cet ancien officier, nommé Castanier, avait le grade honoraire de colonel et deux mille quatre cents francs de retraite.

Castanier, en qui depuis dix ans le caissier avait tué le militaire, inspirait au banquier une si grande confiance, qu’il dirigeait également les écritures du cabinet particulier situé derrière sa caisse et où descendait le baron par un escalier dérobé. Là se décidaient les affaires. Là était le blutoir où l’on tamisait les propositions, le parloir où s’examinait la place. De là, partaient les lettres de crédit ; enfin là se trouvaient le Grand-livre et le Journal où se résumait le travail des autres bureaux. Après être allé fermer la porte de communication à laquelle aboutissait l’escalier qui menait au bureau d’apparat où se tenaient les deux banquiers au premier étage de leur hôtel, Castanier était revenu s’asseoir et contemplait depuis un instant plusieurs lettres de crédit tirées sur la maison Watschildine à Londres. Puis, il avait pris la plume et venait de contrefaire, au bas de toutes, la signature Nucingen. Au moment où il cherchait laquelle de toutes ces fausses signatures était la plus parfaitement imitée, il leva la tête comme s’il eût été piqué par une mouche en obéissant à un pressentiment qui lui avait crié dans le cœur : – Tu n’es pas seul ! Et le faussaire vit derrière le grillage, à la chatière de sa caisse, un homme dont la respiration ne s’était pas fait entendre, qui lui parut ne pas respirer, et qui sans doute était entré par la porte du couloir que Castanier aperçut toute grande ouverte. L’ancien militaire éprouva, pour la pre-