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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

ginent dessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusement ébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela, les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas ! Ne riez pas, jeune homme ! Quoique singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps ! Aussi n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache ; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour. Cependant je ne suis pas encore content, j’ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s’attachant d’abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions les plus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divin peintre de l’univers. Oh ! nature ! nature ! qui jamais t’a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre !

Le vieillard fit une pause, puis il reprit : —— Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature ? Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché !

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau.

— Le voila en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.

À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, at-