Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/483

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de ces réactions morales contre lesquelles les cœurs les plus froids sont sans force. Elle descendit au parloir et y attendit l’arrivée de son père, dans une anxiété que le doute augmentait affreusement.

Comment allait-elle le revoir ? Détruit, décrépit, souffrant, affaibli par les jeûnes qu’il subissait par orgueil ? Mais aurait-il sa raison ? Des larmes coulaient de ses yeux sans qu’elle s’en aperçût en retrouvant ce sanctuaire dévasté. Les images de toute sa vie, ses efforts, ses précautions inutiles, son enfance, sa mère heureuse et malheureuse, tout, jusqu’à la vue de son petit Joseph qui souriait à ce spectacle de désolation, lui composait un poème de déchirantes mélancolies. Mais, quoiqu’elle prévît des malheurs, elle ne s’attendait pas au dénouement qui devait couronner la vie de son père, cette vie à la fois si grandiose et si misérable. L’état dans lequel se trouvait M. Claës n’était un secret pour personne. À la honte des hommes, il ne se rencontrait pas à Douai deux cœurs généreux qui rendissent honneur à sa persévérance d’homme de génie. Pour toute la société, Balthazar était un homme à interdire, un mauvais père qui avait mangé six fortunes, des millions, et qui cherchait la pierre philosophale, au Dix-Neuvième siècle, ce siècle éclairé, ce siècle incrédule, ce siècle, etc… on le calomniait en le flétrissant du nom d’alchimiste en lui jetant au nez ce mot : « Il veut faire de l’or ! » Que ne disait-on pas d’éloges à propos de ce siècle, où, comme dans tous les autres, le talent expire sous une indifférence aussi brutale que l’était celle des temps où moururent Dante, Cervantes, Tasse et tutti quanti.

Les peuples comprennent encore plus tardivement les créations du génie que ne les comprenaient les Rois.

Ces opinions avaient insensiblement filtré de la haute société douaisienne dans la bourgeoisie, et de la bourgeoisie dans le bas peuple. Le chimiste septuagénaire excitait donc un profond sentiment de pitié chez les gens bien élevés, une curiosité railleuse dans le peuple, deux expressions grosses de mépris et de ce vae victis ! dont sont accablés les grands hommes par les masses quand elles les voient misérables. Beaucoup de personnes venaient devant la Maison Claës, se montrer la rosace du grenier où s’était consumé tant d’or et de charbon.

Quand Balthazar passait, il était indiqué du doigt ; souvent, à son aspect, un mot de raillerie ou de pitié s’échappait des lèvres d’un homme du peuple ou d’un enfant ; mais Lemulquinier avait soin de le lui traduire comme un éloge, et pouvait le tromper impunément. Si les yeux de Balthazar avaient conservé cette lucidité sublime que l’habitude