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LA PEAU DE CHAGRIN

tuai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme André de Chénier : « Il y a quelque chose là ! » Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. Ô mon cher Émile ! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter mes folies ! N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités ? Ah ! je ne voudrais point pour ami d’un jeune homme qui dans ses rêves ne se serait pas tressé des couronnes, construit quelque piédestal ou donné de complaisantes maîtresses. Moi ! j’ai souvent été général, empereur, j’ai été Byron, puis rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie peut-être, quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l’âme par le contact des affaires aussi facilement qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe, tout cela me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule, et cette femme je croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amants, venir un peu au-devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah ! pour celle qui m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant de reconnaissance outre l’amour, que je l’eusse adorée pendant toute sa vie. Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que ses défauts, et dans un sot que ses qualités ; elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, nulle femme n’est jalouse d’en partager seulement les malaises ; toutes veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité ; c’est elles encore qu’elles aiment en nous ! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n’est-il pas