Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/308

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noire de monde et les hommes pressés dessus comme des spectateurs au parterre d’un théâtre.

— Sauvages ! s’écria-t-il, c’est moi qui vous ai donné l’idée de faire le radeau ; je suis votre sauveur, et vous me refusez une place.

Une rumeur confuse servit de réponse. Les hommes placés au bord du radeau, et armés de bâtons qu’ils appuyaient sur la berge, poussaient avec violence le train de bois, pour le lancer vers l’autre bord et lui faire fendre les glaçons et les cadavres.

— Tonnerre de Dieu ! je vous fiche à l’eau si vous ne recevez pas le major et ses deux compagnons, s’écria le grenadier, qui leva son sabre, empêcha le départ, et fit serrer les rangs, malgré des cris horribles.

— Je vais tomber ! je tombe ! criaient ses compagnons. Partons ! en avant !

Le major regardait d’un œil sec sa maîtresse, qui levait les yeux au ciel par un sentiment de résignation sublime.

— Mourir avec toi ! dit-elle.

Il y avait quelque chose de comique dans la situation des gens installés sur le radeau. Quoiqu’ils poussassent des rugissements affreux, aucun d’eux n’osait résister au grenadier ; car ils étaient si pressés, qu’il suffisait de pousser une seule personne pour tout renverser. Dans ce danger, un capitaine essaya de se débarrasser du soldat qui aperçut le mouvement hostile de l’officier, le saisit et le précipita dans l’eau en lui disant : — Ah ! ah ! canard, tu veux boire ! Va !

— Voilà deux places ! s’écria-t-il. Allons, major, jetez-nous votre petite femme et venez ! Laissez ce vieux roquentin qui crèvera demain.

— Dépêchez-vous ! cria une voix composée de cent voix.

— Allons, major. Ils grognent, les autres, et ils ont raison.

Le comte de Vandières se débarrassa de ses vêtements, et se montra debout dans son uniforme de général.

— Sauvons le comte, dit Philippe.

Stéphanie serra la main de son ami, se jeta sur lui et l’embrassa par une horrible étreinte.

— Adieu ! dit-elle.

Ils s’étaient compris. Le comte de Vandières retrouva ses forces et sa présence d’esprit pour sauter dans l’embarcation, où Stéphanie le suivit après avoir donné un dernier regard à Philippe.