Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 17.djvu/146

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Dès le troisième mois de son installation rue Vanneau, madame Marneffe avait reçu monsieur Crevel, devenu tout aussitôt maire de son Arrondissement et officier de la Légion-d’Honneur. Crevel hésita longtemps : il s’agissait de quitter ce célèbre uniforme de garde national dans lequel il se pavanait aux Tuileries, en se croyant aussi militaire que l’Empereur ; mais l’ambition, conseillée par madame Marneffe, fut plus forte que la vanité. Monsieur le maire avait jugé ses liaisons avec mademoiselle Héloïse Brisetout comme tout à fait incompatibles avec son attitude politique. Longtemps avant son avénement au trône bourgeois de la mairie, ses galanteries furent enveloppées d’un profond mystère. Mais Crevel, comme on le devine, avait payé le droit de prendre, aussi souvent qu’il le pourrait, sa revanche de l’enlèvement de Josépha, par une inscription de six mille francs de rente, au nom de Valérie Fortin, épouse séparée de biens du sieur Marneffe. Valérie, douée peut-être par sa mère du génie particulier à la femme entretenue, devina d’un seul coup d’œil le caractère de cet adorateur grotesque. Ce mot : « Je n’ai jamais eu de femme du monde ! » dit par Crevel à Lisbeth, et rapporté par Lisbeth à sa chère Valérie, avait été largement escompté dans la transaction à laquelle elle dut ses six mille francs de rente en cinq pour cent. Depuis, elle n’avait jamais laissé diminuer son prestige aux yeux de l’ancien commis-voyageur de César Birotteau.

Crevel avait fait un mariage d’argent en épousant la fille d’un meunier de la Brie, fille unique d’ailleurs et dont les héritages entraient pour les trois quarts dans sa fortune, car les détaillants s’enrichissent, la plupart du temps, moins par les affaires que par l’alliance de la Boutique et de l’Économie rurale. Un grand nombre des fermiers, des meuniers, des nourrisseurs, des cultivateurs aux environs de Paris rêvent pour leurs filles les gloires du comptoir, et voient dans un détaillant, dans un bijoutier, dans un changeur, un gendre beaucoup plus selon leur cœur qu’un notaire ou qu’un avoué dont l’élévation sociale les inquiète ; ils ont peur d’être méprisés plus tard par ces sommités de la Bourgeoisie. Madame Crevel, femme assez laide, très-vulgaire et sotte, morte à temps, n’avait pas donné d’autres plaisirs à son mari que ceux de la paternité. Or, au début de sa carrière commerciale, ce libertin, enchaîné par les devoirs de son état et contenu par l’indigence, avait joué le rôle de Tantale. En rapport, selon son expression, avec les femmes les plus comme il faut de Paris, il les reconduisait avec des saluta-