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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout : oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s’agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J’ai d’imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme comme ces productions marines qui s’aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jette par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent trop soudainement, s’il y avait dans cette confession des éclats qui te blessassent, souviens-toi que tu m’as menacé si je ne t’obéissais pas, ne me punis donc point de t’avoir obéi ? Je voudrais que ma confidence redoublât ta tendresse. À ce soir.

Félix. »

À quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subits en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s’ouvrent ? Quel poète nous dira les douleurs de l’enfant dont les lèvres sucent un sein amer, et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d’un œil sévère ? La fiction qui représenterait ces pauvres cœurs opprimés par les êtres placés autour d’eux pour favoriser les développements de leur sensibilité, serait la véritable histoire de ma jeunesse. Quelle vanité pouvais-je blesser, moi nouveau-né ? quelle disgrâce physique ou morale me valait la froideur de ma mère ? étais-je donc l’enfant du devoir, celui dont la naissance est fortuite, ou celui dont la vie est un reproche ? Mis en nourrice à la campagne, oublié par ma famille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle, j’y comptai pour si peu de chose que j’y subissais la compassion des gens. Je ne connais ni le sentiment, ni l’heureux hasard à l’aide desquels j’ai pu me relever de cette première déchéance : chez moi l’enfant ignore, et l’homme ne sait rien. Loin d’adoucir mon sort, mon frère et mes deux sœurs s’amusèrent à me faire souffrir. Le pacte en vertu duquel les enfants cachent leurs peccadilles et qui leur apprend déjà l’honneur, fut nul à mon égard ; bien plus, je me vis souvent puni pour les fautes de mon frère, sans pouvoir réclamer