Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/102

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encore, je prévois trop de lenteurs. Nous souffrirons pendant quelques années peut-être ; mais je finirai par trouver les procédés industriels à la piste desquels je suis depuis quelques jours, et qui nous procureront une grande fortune. Je n’ai rien dit à Lucien, car son caractère ardent gâterait tout, il convertirait mes espérances en réalités, il vivrait en grand seigneur et s’endetterait peut-être. Ainsi gardez-moi le secret. Votre douce et chère compagnie pourra seule me consoler pendant ces longues épreuves, comme le désir de vous enrichir vous et Lucien me donnera de la constance et de la ténacité…

— J’avais deviné aussi, lui dit Ève en l’interrompant, que vous étiez un de ces inventeurs auxquels il faut, comme à mon pauvre père, une femme qui prenne soin d’eux.

— Vous m’aimez donc ? Ah ! dites-le-moi sans crainte, à moi qui ai vu dans votre nom un symbole de mon amour. Ève était la seule femme qu’il y eût dans le monde, et ce qui était matériellement vrai pour Adam l’est moralement pour moi. Mon Dieu ! m’aimez-vous ?

— Oui, dit-elle en allongeant cette simple syllabe par la manière dont elle la prononça comme pour peindre l’étendue de ses sentiments.

— Hé ! bien, asseyons-nous là, dit-il en conduisant Ève par la main vers une longue poutre qui se trouvait au bas des roues d’une papeterie. Laissez-moi respirer l’air du soir, entendre les cris des rainettes, admirer les rayons de la lune qui tremblent sur les eaux ; laissez-moi m’emparer de cette nature où je crois voir mon bonheur écrit en toute chose, et qui m’apparaît pour la première fois dans sa splendeur, éclairée par l’amour, embellie par vous. Ève, chère aimée ! voici le premier moment de joie sans mélange que le sort m’ait donné ! Je doute que Lucien soit aussi heureux que moi !

En sentant la main d’Ève humide et tremblante dans la sienne, David y laissa tomber une larme. Ce fut en ce moment que Lucien aborda sa sœur.

— Je ne sais pas, dit-il, si vous avez trouvé cette soirée belle, mais elle a été cruelle pour moi.

— Mon pauvre Lucien, que t’est-il donc arrivé ? dit Ève en remarquant l’animation du visage de son frère.

Le poète irrité raconta ses angoisses, en versant dans ces cœurs amis les flots de pensées qui l’assaillaient. Ève et David écoutèrent