Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/183

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l’idéalisation régnaient sans partage ; pour un symbole, l’Occident s’était rué sur l’Orient. Il dominait la poésie qu’il réduisait à l’état de fantôme, en multipliant les personnifications allégoriques, en bannissant de son domaine les êtres vivants, la chair et le sang humains : Rabelais s’arma d’un symbole pour faire la guerre au symbole.

Holà ! messer Gaster, voici notre règne ! Tonnes pleines d’hypocras, bons saucissons chargés d’épices, bombance gigantesque, culte de la dive bouteille, douce abbaye de Thélème, dont le rien faire est la liturgie ; venez !… Et, dans une épopée immense, donnez-nous l’apothéose de ce corps humain que l’on foule aux pieds, et que le curé de Meudon ne se contente pas de remettre à sa place. Il l’installe sur son trône.

Or, voici l’ère de Gargantua. On boit plus sec, on mange sans perdre jamais l’appétit : l’élément physique de l’homme se trouve déifié par cette ironie matérialiste, qui semble une prédiction du xviiie siècle et un oracle des destinées futures auxquelles le monde est réservé.

Passe joyeusement la vie et ris-toi du reste. Trinque ! comme l’a dit M. de Balzac dans la Peau de Chagrin, voilà le sens des amères dérisions du Pantagruel, et peut-être l’arrêt définitif de ce livre.

Certes, Babelais, s’il n’eût pas vécu au commencement du seizième siècle, tout à la fin de ce qu’on appelle le moyen âge, n’eût rien écrit de pareil. Dans Pantagruel et Gargantua, il résuma le passé, railla le présent et s’empara de l’avenir, qu’une civilisation matérielle allait isoler de l’ancienne société chrétienne et spiritualiste, de l’avenir qu’une philosophie sensualiste allait dominer et mouler à son plaisir.

L’ère de Babelais a expiré. Celle qu’il annonçait parcourt son cycle et l’accomplit. Ce ne sont plus les ravages de la pensée idéaliste, mais ceux du sensualisme analytique, que le conteur philosophe peut retracer aujourd’hui.

Aussi, voyez tous ces types d’égoïsme civilisé qui se donnent rendez-vous dans la Peau de chagrin : Fœdora, femme sans cœur, type d’une société sans cœur ; Raphaël, symbole de la misère éclatante, le dandy sans un écu ; le malheur même que donne l’étude solitaire, avec la gloire en perspective, le grenier pour théâtre, et la souffrance pour escorte. Le vaste plan, caché sous ces fantaisies, a dû échapper à plusieurs yeux. Des critiques n’ont pas vu que la Peau de chagrin est l’expression de la vie humaine, abstraction faite des individualités sociales ; la vie avec ses ondulations bizarres, avec sa course vagabonde et son allure serpentine, avec son égoïsme toujours présent sous mille métamorphoses. La même signification se trouve cachée sous les plus légers incidents de cette fiction. À part l’intérêt dramatique du livre, il renferme un intérêt de philosophie allégorique qui s’attache aux plus minces détails et poursuit sans pitié cette science d’égoïsme que la civilisation fait naître. Voyez Raphaël ! Comme le sentiment de sa conservation étouffe en lui toute autre idée ! Comme dans la scène du duel, chez les paysans, dans son hôtel de Paris, le même sentiment l’absorbe ! Soumis à ce talisman terrible, il vit et meurt dans une convulsion d’égoïsme.

C’est cette personnalité qui ronge le cœur et dévore les entrailles de la société