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LES EXILÉS

Je dis le chant plaintif des âmes prisonnières
Et des monstres fuyant le jour en leurs tanières :
Ce chant est deuil, espoir, mystère, amour, effroi ;
Il naît dans ma poitrine et s’exhale de moi,
Et, lorsque vient le soir dans la plaine glacée,
Il porte jusqu’à vous la profonde pensée
Des tigres, des lions songeurs au large flanc
Condamnés comme nous à répandre le sang,
Et des chevaux ardents que la forêt protège,
Et des chiens affamés dans les déserts de neige,
Et des oiseaux de flamme au plumage vermeil,
Et des aigles qui, pour s’approcher du soleil,
Volent dans la lumière au-dessus de nos tombes,
Et des biches en pleurs et des blanches colombes !
Surtout je suis la voix, prompte à vous célébrer,
De tout ce qui n’a pas de larmes à pleurer.
Le rocher vous regarde. Hélas ! pendant qu’il songe,
Il sent la goutte d’eau sinistre qui le ronge.
Le flot tumultueux déchiré de tourments
Voudrait mêler des mots à ses gémissements,
Et son hurlement sourd expire dans l’écume.
L’arbre en vain tord ses bras désolés dans la brume :
La terre le retient ; son feuillage mouvant
N’a qu’un vague soupir déchiré par le vent.
Tous ces êtres que tient la morne somnolence
Sont pour l’éternité murés dans le silence.
C’est pourquoi la Cithare inconsolée, ô Dieux,
Pleure et gémit pour eux en cris mélodieux,