Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/160

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ciel pour un ou deux jours ; alors c’était chez Margueritte une joie, une ivresse, un délire ; il s’installait pour la vie, se remettait au travail, et nourrissait sa maîtresse de primeurs et de fruits réservés pour la table des rois. On voyait paraître chez les marchands quelque eau forte égratignée avec une pointe magistrale, on croyait le peintre ressuscité, puis toute cette fantasmagorie s’en allait en fumée, Céliane était partie, et, de nouveau, Margueritte se montrait dans les rues, ivre, pâle, muet, le visage enterré sous ses longs cheveux desséchés, se traînant de cabaret en cabaret, et roulant sa cigarette avec une dextérité qui vous donnait froid.

Il y avait cinq ans, cinq siècles, que l’Hélène enfant avait fait dans le monde artistique l’effet d’un coup de tonnerre, quand Margueritte, vieux, abruti, usé, n’ayant plus rien du jeune homme que nous avions connu, et n’étant même plus son propre fantôme, apprit la mort de son père. Il héritait d’une vingtaine de mille francs. Nous crûmes naturellement qu’il boirait pour vingt mille francs de verres d’eau-de-vie, mais sa folie se manifesta par de nouveaux caprices. Il se fit habiller par un tailleur en renom, sortit dans un coupé de louage, et porta des gants gris perle du matin au soir. On le vit dans les réunions, dans les foyers de théâtre : sans doute, il était las de ses haillons, et, comme Mercure, voulait se débarbouiller avec de l’ambroisie. Un soir, des compagnons de flânerie l’avaient entraîné dans les coulisses de l’École Lyrique. Une femme vêtue de satins splendides, superbe sous la dentelle et sous la frisure d’or, passait devant lui. Il n’avait vu qu’une robe et le port d’une femme inconnue, mais son cœur battait à se briser, c’est que c’était Céliane ! Elle se retourna et le vit, elle tomba dans ses bras en pleurant. Elle n’avait