Page:Banville - Mes souvenirs, 1882.djvu/450

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440 MES SOUVENIRS. première fois que je lus L’Intermezzo, le plus beau poème d’amour qui ait jamais été écrit, il me sem- bla qu’un voile se déchirait devant mes yeux et que je voyais pour la première fois une chose longtemps rêvée et cherchée. Quoi ! ce n’était pas un impossible désir ! cela se pouvait donc, un poème exempt de toute convention et de toute rhétorique, où le chan- teur estsi sincère que, lorsqu’il me montre son cœur déchiré et saignant, je me sens en même temps inondé par le sang qui coule de mon cœur ! Ce chant, ce drame où il n’y a pas d’autres personnages que la rose, le lys, la colombe et le soleil et le rossi- gnol, c’est-à-dire de quoi faire le plus assommant et le plus plat des volumes de vers, est pour moi égal au Cantique des Cantiques et supérieur même aux scènes d’amour de Bornéo et Juliette, car l’expression de l’amour y est aussi intense et suavement exquise que dans la tragédie shakespearienne, et, pour son éternelle gloire, elle y est affranchie de toute histo- riette ! Certes, j’adore Shakespeare, et ce n’est pas dire assez ; il est pour moi le dieu de la poésie, comme il l’était pour Henri Heine lui-même, et je comprends Berlioz qui l’évoquait et l’implorait comme un père, dans ses chagrins d’amour ! Mais toute fiction, tout événement dramatisé et mis en scène a le tort d’être d’un intérêt très inférieur à celui qu’excitent en nous les développements dont le poète l’a embelli, et tandis que les mouvements de l’âme humaine, exprimés par lui, sont éternellement variés et inat- tendus, l’événement reste immuable et nous tyran- nise par la persistance obstinée de l’affabulation. Dans L’Intermezzo, le drame, c’est les affres, les joies, les délices, les épouvantes, les regrets, les bravou- res, les lâchetés, les voluptés cruelles, les ressouve- nirs, les sanglots, les désirs de l’inéluctable amour,