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MES SOUVENIRS. 81

— « Est-ce que vous n’avez pas de livres ? lui demandai-je.

— Si fait, me dit-il, j’en ai quelques-uns. » Et il ouvrit, à côté de moi, un profond et vulgaire placard, où étaient non pas droits, alignés et mis en rang comme des soldats, mais posés à plat sur les rayons, une trentaine de volumes. C’étaient de vieux poètes français, et des poètes latins, surtout ceux de la décadence, la plupart dans des éditions anciennes et précieuses, et magnifiquement ornés de reliures pleines exécutées par de grands artistes, mais dont les dos étaient cousus sur nerfs et pouvaient s’ouvrir ! Par une association d’idées on ne peut plus simple et naturelle, dans le même placard étaient enfermées quelques bouteilles des grands vins du Rhin, et des verres couleur d’émeraude. Quant aux lexiques, aux dictionnaires et aux encyclopédies, aux fatras de toute sorte dont la légende s’est plu à entourer Baudelaire, je dois dire qu’on en eût en vain cherché la moindre trace. Comme Théophile Gautier, qui toujours voulut le traiter comme son égal et comme son ami, et que le poète des Fleurs du Mal s’obstina respectueusement à honorer comme son maître, Baudelaire possédait en effet tous les lexiques, mais dans sa tête, dans son vaste cerveau, et il n’en encombrait pas son appartement. Cependant lorsqu’il traduisait Edgar Poe, on put le voir en effet se servant d’atlas, de cartes, d’instruments de mathématiques nettoyés avec soin, car toujours par l’amour de la perfection, (qui fut son unique règle !) il vérifiait les calculs nautiques de Gordon Pym, et voulait s’assurer personnellement de leur exactitude. Mais une fois que ces outils de travail eurent accompli leur tâche, le poète les fit disparaître, et retrouva l’élégante simplicité de sa vie d’artiste.

Donc chez lui, à l’hôtel Pimodan, quand j’y allai