Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/101

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mais, au bout de ce mois, ce ne fut pas une lettre que je reçus du colonel, qui n’écrivait guère qu’avec son sabre sur la figure de l’ennemi ; ce fut l’ordre d’un changement de corps. Il m’était ordonné de rejoindre le 35e, qui allait entrer en campagne, et il fallait que sous vingt-quatre heures je fusse arrivé au nouveau corps auquel j’appartenais. Les immenses distractions d’une campagne, et de la première ! les batailles auxquelles j’assistai, les fatigues et aussi les aventures de femmes que je mis par-dessus celle-ci, me firent négliger d’écrire au colonel, et me détournèrent du souvenir cruel de l’histoire d’Alberte, sans pouvoir pourtant l’effacer. Je l’ai gardé comme une balle qu’on ne peut extraire… Je me disais qu’un jour ou l’autre je rencontrerais le colonel, qui me mettrait enfin au courant de ce que je désirais savoir, mais le colonel se fit tuer à la tête de son régiment à Leipsick… Louis de Meung s’était aussi fait tuer un mois auparavant… C’est assez méprisable, cela, — ajouta le capitaine, — mais tout s’assoupit dans l’âme la plus robuste, et peut-être parce qu’elle est la plus robuste… La curiosité dévorante de savoir ce qui s’était passé après mon départ finit par me laisser tranquille. J’aurais pu depuis bien des années, et changé comme j’étais, revenir sans être reconnu dans cette petite ville-ci et