Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/175

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mière, car nous avons tous, si nous sommes organisés avec puissance et harmonie, une faculté première, une maîtresse faculté. Shakespeare, l’indifférent sublime, eut l’impartialité, cette impartialité dont l’homme ne peut dire si elle est infernale ou divine. Walter Scott avait la bonhomie et Balzac l’amour passionné de tout ce qui était et vivait et pouvait être saisi par la pensée.

M. Féval, à qui je voudrais montrer ses qualités et ses défauts à la lumière de ces grands noms, a, lui, l’ironie, l’ironie qui lui a fait rechercher souvent les sujets où l’auteur se moque de lui-même. Dans Aimée, où il essaya de faire autre chose que de l’aventure, dans Le Drame de la Jeunesse, plus réussi, et où il révéla ce qu’il pourrait être, s’il voulait énergiquement remonter vers les hautes et profondes régions du roman ; dans Le Drame de la Jeunesse, où il reprit l’idée d’Aimée — l’influence des livres et du théâtre sur la pensée et la moralité modernes, l’altération du naturel par les réminiscences littéraires, la pose, la comédie éternelle jouée entre nous et Dieu, et qui nous empêche d’avoir l’originalité même de nos vices et de nos douleurs, — il poussa au comble du suraigu cette ironie [1] qui est le caractère de son esprit et le symptôme de sa force, et qui pourrait faire de M. Paul

  1. Exemple, la scène incroyablement nouvelle et d’une bouffonnerie si déchirante, dans laquelle une pauvre femme, contrefaite et méprisée, s’attelle elle-même à une petite voiture de pâtissier, pour charrier à un bal, où elle n’entrera pas, l’homme qu’elle aime sans espoir et qui n’a pas de quoi payer une voiture, par un abominable temps de pluie. Jamais on n’a fait sortir d’une clef d’acier plus dur, plus cruel siffle contre le dévouement sans bornes de l’amour.