Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

que de ce Rétif de La Bretonne, par exemple, qui fut aussi un grand producteur, qui fut aussi le Diderot du peuple et des mauvais lieux et l’annonciateur à sa manière du Socialisme contemporain.

Mais ce qui restera de M. Sue, c’est le mal qu’il a fait, sans que la conviction l’excuse. Les doctrines de ses livres, il n’y croyait pas ! L’auteur du Juif Errant n’aura pas même cette justification dernière de la duperie de son esprit, car il ne fut pas dupe. Le breuvage qu’il a versé aux autres, il ne s’en est jamais enivré. La question, pour ce Laurent le Magnifique de la littérature socialiste qui donnait à boire et à manger aux imaginations phalanstériennes, c’était l’applaudissement des convives. Il donnait à boire à ses gens pour qu’ils fissent tapage et porter haut son nom, et il leur versait le vin qu’eux-mêmes avaient tiré. Voilà tout ! M. Eugène Sue n’a pas créé les goûts, les erreurs, les passions du dix-neuvième siècle. Mais il les a partagés et il les a accrus. Comme beaucoup de nous, il a été, ainsi que l’a dit un moraliste énergique [1], « le propagateur des vices dont il fut le produit. » Il les a si bien propagés, les vices sociaux du dix-neuvième siècle, que l’histoire littéraire ne se souviendra de lui que pour le condamner et le flétrir… Après cela, qu’on dise, si l’on veut, qu’il fut bon, sensible et cordial dans l’intérieur de sa vie, qu’importe ! Danton et Camille Desmoulins l’étaient aussi.

  1. M. Raymond Brucker.