Page:Barbey d’Aurevilly - Les Romanciers, 1865.djvu/83

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William, Robinson Crusoé et Arthur Gordon Pym, où la force exaspérée des passions les plus viriles est en cause et aux prises avec la fatalité des événements ou de la nature. Pour écrire de pareils romans, l’intelligence suffit quand elle est robuste.

Mais Madame Bovary est un roman de mœurs, et de mœurs actuelles, et, bien que le sentiment s’y montre horriblement abaissé sous les corruptions qui envahissent une âme faible et qui finissent par la putréfier, c’est du cœur d’une femme qu’il y est question, et l’imagination s’attend à autre chose qu’à une main de chirurgien, impassible et hardie, qui rappelle celle de Dupuytren, fouillant le cœur de son Polonais, quand il lui eut rejeté la tablette de la poitrine sur la figure, dans la plus étonnante de ses opérations…

M. Flaubert est un moraliste, sans doute, puisqu’il fait des romans de mœurs, mais il l’est aussi peu qu’il est possible de l’être, car les moralistes sentent quelque part, — dans leur cœur ou dans leur esprit, — le contre-coup des choses qu’ils décrivent, et leur jugement domine leurs émotions. M. Flaubert, lui, n’a point d’émotions ; il n’a pas de jugement, du moins appréciable. C’est un narrateur incessant et infatigable, c’est un analyste qui ne se trouble jamais ; c’est un descripteur jusqu’à la plus minutieuse subtilité. Mais il est sourd-muet d’impression à tout ce qu’il raconte. Il est indifférent à ce qu’il décrit avec le scrupule de l’amour. Si l’on forgeait à Birmingham ou à Manchester des machines à raconter ou à analyser en bon acier anglais, qui fonctionneraient toutes seules par des procédés inconnus de dynamique, elles fonctionneraient