Page:Barbusse - L’Enfer.djvu/22

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des couverts et des assiettes s’installe, régulier et grandissant.

Mes deux voisins causent chacun de leur côté. J’entends leur murmure qui m’isole. Je lève les yeux. En face de moi s’alignent des fronts luisants, des yeux brillants, des cravates, des corsages, des mains occupées en avant, sur la table éclatante de blancheur. Toutes ces choses attirent mon attention et la rebutent en même temps.

Je ne sais pas ce que pensent ces gens ; je ne sais pas ce qu’ils sont ; ils se cachent les uns aux autres et se gardent. Je me heurte à leur lumière, aux fronts comme à des bornes.

Bracelets, colliers, bagues… Les gestes étincelants de bijoux me repoussent aussi loin que le feraient les étoiles. Une jeune fille me regarde de son œil bleu et vague. Qu’est-ce que je peux contre cette espèce de saphir ?

On parle, mais ce bruit laisse chacun à soi-même, et m’assourdit, comme la lumière m’a aveuglé.

Pourtant, ces gens, parce qu’ils ont, au hasard de la conversation, pensé à des choses qui leur tenaient à cœur, se sont, à certains moments, montrés comme s’ils étaient seuls. J’ai reconnu cette vérité-là et j’ai pâli d’un souvenir.

On a parlé d’argent ; la conversation s’est généralisée sur ce sujet et l’assistance a été remuée d’une impression d’idéal. Un rêve de saisir et de toucher a transparu dans les yeux, à fleur d’eau, comme un peu d’adoration adorée avait monté dans ceux de la servante dès qu’elle s’était sentie seule : infiniment tranquille et délivrée.