Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/308

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Les mornes ruelles sont jalonnées de cadavres. Le mur est interrompu à intervalles irréguliers, jusqu’en bas, par des trous tout neufs, des entonnoirs de terre fraîche, qui tranchent sur le terrain malade d’alentour, et là, des corps terreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyés sur la paroi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent à côté d’eux. Quelques-uns de ces morts restés sur pied tournent vers les survivants leurs faces éclaboussées de sang, ou, orientés ailleurs, échangent leur regard avec le vide du ciel.

Joseph s’arrête pour souffler. Je lui dis comme à un enfant :

— Nous approchons, nous approchons.

La voie de désolation, aux remparts sinistres, se rétrécit encore. On a une sensation d’étouffement, un cauchemar de descente qui se resserre, s’étrangle, et dans ces bas-fonds dont les murailles semblent aller se rapprochant, se refermant, on est obligé de s’arrêter, de se faufiler, de peiner et de déranger les morts et d’être bousculés par la file désordonnée de ceux qui, sans fin, inondent l’arrière : des messagers, des estropiés, des gémisseurs, des crieurs, frénétiquement hâtés, empourprés par la fièvre, ou blêmes et secoués visiblement par la douleur.

Toute cette foule vient enfin déferler, s’amonceler et geindre dans le carrefour où s’ouvrent les trous du Poste de Secours.

Un médecin gesticule et vocifère pour défendre un peu de place libre contre cette marée montante qui bat le seuil de l’abri. Il pratique, en plein air, à l’entrée, des pansements sommaires, et on dit qu’il ne s’est pas arrêté, non plus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu’il fait une besogne surhumaine.

En sortant de ses mains, une partie des blessés est absorbée par le puits du Poste, une autre est évacuée à