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L’APPEL AU SOLDAT

usées que Boulanger écrivait tous les après-midi aux nombreux et obscurs courtisans de sa disgrâce. Cette correspondance privée faisait maintenant son unique travail. En vain sur la table et sur la cheminée de son cabinet s’entassaient des livres, demandés à Paris, quand, sur le conseil de Pierre Denis et de Sturel, il voulut étudier les besoins du peuple et donner une doctrine au boulangisme ; à tous instants, il se levait pour aller dans la chambre voisine, où Mme de Bonnemains se mourait d’une pleurésie dégénérée en phtisie et surtout de ses angoisses.

Les hommes peuvent supporter les violences de la lutte et même affronter, tête haute, la catastrophe finale. Il faut avoir son sport, et nul sport sans risques. Le bonheur, c’est d’employer avec le plus d’intensité possible ses facultés. Tenir un rôle, ne fût-il fait que d’efforts et de déboires, c’est à quoi certaines natures sacrifient toutes satisfactions. On admire pour sa raison profonde un propos de l’Empereur à Sainte-Hélène : « J’aime mieux être ici le prisonnier des rois que d’avoir pu passer en Amérique. J’y serais devenu peu à peu un particulier pas très distinct des autres. Je ne pourrais pas me faire à ne pas occuper l’opinion dans le monde. »

Peut-être la diminution des injures dans les journaux serra-t-elle le cœur de Boulanger, parce qu’elle témoignait qu’on l’oubliait ou qu’on le craignait moins : Mme de Bonnemains en trouva toujours assez pour pleurer. Les coups de gueule des chiens qui le traquaient épouvantaient cette mondaine frivole, vaniteuse, adulée, qui jusqu’alors ignorait l’ordure et la cruauté de la vie. Et puis, très croyante, elle se désespérait de ne pouvoir pas régulariser sa situation