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LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

purifier. Cela de midi à huit heures. On regagne Tiflis en voiture, très bruyantes, et on potine ; c’est une grande fête.

« Une autre distraction, pour les femmes, c’est de jouer de l’argent aux dominos dans des maisons où l’on paye dix kopecks d’entrée. Il y a cinq ou six tables dressées ; des fèves servent de jetons. Et si tu savais comme toutes elles trichent ! Ces salles très simples, fermées au soleil, où des Géorgiennes prennent des sorbets en maniant des dominos, ce n’est pas les jeudis de madame de Coulonvaux : mais si, le long des rues étroites, brûlantes et si sales de la vieille ville, tu allais, mon chéri, dans un de ces tripots, qui sont d’ailleurs d’excellente compagnie, tu y serais plus heureux qu’à travailler dans cette rue Sainte-Beuve, sous l’œil d’une bourgeoise ridicule, pour devenir magistrat ou notaire, car je n’ai pas su te peindre la liberté et, en même temps, l’absence d’initiative, l’abondance et la simplicité de la vie dans le Caucase.

— Pourtant, — dit François Sturel, qui se croyait responsable de l’Europe en face de l’Asie, — je n’aimerais pas sommeiller tout le jour comme des femmes de sérail.

— Mon chéri, quoique tes yeux me plaisent, surtout quand tu te fâches, nous ne nous connaissons guère. J’ignore tes préférences… Il y a beaucoup de personnes qui aiment à aller de la naissance à la mort comme un petit sterlet descend le[sic] Volga, perdu parmi les bancs épais des sterlets, ou encore à mûrir au soleil comme un raisin dans les vignes, parmi tous les raisins. Et des millions et des millions d’Arméniens ont ainsi passé leur vie sans accidents