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UN PROLÉTARIAT DE BACHELIERS ET DE FILLES

Lefort, Saint-Phlin, en 1883, à moins d’être favorisés par d’incroyables hasards, ne pouvaient trouver que les maîtresses les plus vulgaires, envers qui, pour conclure, ils eussent nécessairement commis une lâcheté. La débauche papillonne leur déplaisait, que seul beaucoup d’argent relève : car, médiocre, c’est un peu froid et très vilain. Les voilà donc réduits au grossier flirtage de la brasserie : insuffisant banquet, mais où l’heureuse santé et l’imagination de la vingtième année remplacent le rôti. Pour la plupart des adolescents, c’est une nécessité de passer quelques heures chaque semaine dans la société des femmes. Leur atmosphère n’est guère moins bienfaisante que leur caresse. Cette frivolité, ce ton affable, ce souci de plaire où forcément elles amènent, détendent l’esprit et raniment des parties de la sensibilité trop négligées entre camarades. La société des pires femmes elles-mêmes est une école de civilisation. Parfois, après des jours et des nuits du plus acharné travail, Rœmerspacher se repose auprès de ces petits êtres qu’il imagine d’excuser, de plaindre, en un mot d’aimer, parce qu’il possède au plus haut degré le sens de l’humain.

Suret-Lefort, qui travaille pour devenir un des chefs de la démocratie, méprise ces filles, ou, plus exactement, ne leur attribue pas une existence réelle. Ces bas-fonds de l’exploitation sociale, il les traverse sans y rien voir. Sa passion pour l’intrigue politique a pris rapidement l’intensité d’une manie. À vingt et un ans, il sait la géographie électorale comme un vieux candidat, et les filles, qu’il traite avec une politesse sèche compliquée de myopie, l’impatientent comme des servantes trop familières.