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LES DÉRACINÉS

souffrent également de leur chambre froide, de leurs nuits sans bougies, de l’insolence du garçon d’hôtel ; c’est par la même série d’humiliations injustes, puis de turpitudes nécessaires, qu’ils s’acheminent à la pleine et délibérée infamie.

Racadot et Mouchefrin souffrent la faim, le froid, avilissent et martyrisent leur jeunesse, sans but noble et pour le seul espoir de gagner tout de même un jour quelque argent. Cette brasserie décriée, rue de l’Ecole-de-Médecine, où Racadot, muet, tandis que hurlent les clients sérieux, et s’épongeant le front, attend qu’à deux heures du matin la Léontine compte ses jetons, n’est point la chambre glacée des héros de Balzac. Valentin, Z. Marcas, Rubempré, Rastignac, à minuit, dans leur solitude, se disaient la bonne aventure, qui ressemblait toujours aux aventures du jeune Bonaparte. — Mais Mouchefrin, à la Faculté, dans les bibliothèques où il va se chauffer, n’apporte rien que les sentiments des bêtes dans les bois : l’inquiétude, jour par jour, de son manger, de son abri.

Des fauves libres dans leurs taillis, voilà ce prolétariat de bacheliers. Ils en ont le regard, l’odeur immonde, peut-être les cruautés, les lâchetés, et certainement l’endurance.

Est ce une qualité utile ? Peut-être ; mais, comme toute force, il faudrait qu’elle fût heureusement dirigée. Moins énergique, Racadot retournerait à Custines, Mouchefrin se résignerait à n’être pas un intellectuel, chercherait un métier. Accepter, voilà ce que n’enseigne pas l’Université. On y raille la bonne et humaine philosophie qu’entrevit Saint-Phlin au lycée, un jour que, classé à la