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LES DÉRACINÉS

des choses impatiemment attendues ! Depuis le lycée, qu’ils en prennent conscience ou non, ils attendent d’écrire dans les journaux. La proposition de Renaudin est un hasard que tout nécessitait.

Renaudin, de ces êtres tout abstraits, est le premier, le seul qui ai trouvé sa corporation. Et il tend naturellement à la fortifier en lui adjoignant des amis dont il fait grand cas.

Or, sa profession, sa corporation, il les conçoit d’après celui qui l’initia, d’après ce Portalis, qu’il compte toujours voir à la tête d’un journal ou du gouvernement, et de qui il est devenu une âme de reflet.

Pour connaître ce que peut le prestige d’un homme, il faut voir Renaudin à la table de Rœmerspacher, après qu’il a détaillé les vilenies des personnages en vue, passer enfin à son ancien patron et dire, en ajustant son monocle :

— Oh ! celui-là, mes petits !…

Ce reporter bohême et qui ricane derrière son monocle, il a tout de même une hérédité de fonctionnaires respectueux et gobeurs : comme ces commerçants parisiens toujours flattés d’un brillant faiseur qui veut bien les exploiter, il appartient corps et âme à ce personnage de grand vol. Je ne dis pas que tout au fond il l’aime, ni même qu’il professe de bouche des sentiments dévoués. C’est plus grave : l’ensemble des règles de conduite que l’imposant Portalis affiche est devenu pour cet adolescent encore amorphe la seule vérité viable, la vie même. Le jeune Alfred Renaudin, c’est un poisson des eaux troubles de Portalis.

Son admiration pour les intrigues d’argent et d’am-